Mon petit tour de cimetière

 

Mon petit tour de cimetière

 

     N’y voyez rien de morbide ! Je suis d’accord avec André Malraux pour reconnaître que la mort est l’irréfutable preuve de l’absurdité de la vie. Partant de ce simple constat, je ne me sens jamais mal à l’aise dans un cimetière. J’ai le sentiment réconfortant de m’y retrouver au milieu de gens qui ont vécu sur cette terre, comme moi, et qui sont simplement passés de l’autre côté. Tout comme moi, ils ont travaillé, aimé et peut-être aussi souffert ; ils sont moi et, moi, je suis un peu eux. Et si l’on a coutume de parler de la terre comme d’une mère nourricière, l’idée d’aller nourrir à mon tour, un jour, cette terre avec mon humble dépouille ne m’épouvante absolument pas. Un jour ? Quel jour ? Demain ? Dans dix, vingt, trente ans ? Je n’en sais rien ! Assurément, le plus tard possible si le choix m’est donné, car, à la manière de tous les êtres humains normalement constitués, j’aime trop la vie pour accepter de la quitter sans une once de regret. 

     Ce mardi 9 janvier 2018, premier anniversaire du décès du Père Louis Corvest dit Lili, je suis allé faire mon petit tour de cimetière. De chez moi à ce qui sera ma dernière demeure, il y a moins d’un kilomètre à pied. À tout Seigneur tout honneur, j’ai commencé par visiter ma propre concession située dans la nouvelle extension.

     Pour l’instant, ce n’est qu’un petit rectangle de terre nue, coincé entre deux autres tombes : à gauche, celle d’un certain Yves Kerninon, né en 1949 et décédé en 2015 ; à droite, celle de Jean Gazal, né en 1919 et mort en 2015 lui aussi. Le second aura vécu trente ans de plus que le premier. Est-ce normal ? Est-ce injuste ? C’est tout juste la grande loterie de la vie !  Je ne vais pas pousser la coquetterie à ériger, de mon vivant, une stèle portant mon nom et ma date de naissance. Je connais un couple d’amis qui s’est laissé aller à pareille fantaisie. Sans être superstitieux, j’estime simplement qu’il ne sert à rien de précipiter les choses et de sembler hâter ainsi l’heure du trépas. Au moment ultime, – et cela ne coûtera le moindre fifrelin à quiconque -, mon assurance obsèques pourvoira à me garantir une sépulture digne de la modeste personne que j’aurai été.

     Je suis allé ensuite me recueillir sur la tombe de Luc Delhumeau, homme de théâtre et artiste-peintre à ses heures, né à Nantes le 16 novembre 1931 et décédé à Pont-Croix le 24 juin 2005. Son père, René Camille Delhumeau (1889-1973), était aussi un peintre de talent qui exerçait le métier d’armateur, précisément pour pouvoir assouvir sa passion de la peinture[1]. C’est Anne-Marie Delhumeau, la veuve de Luc âgée aujourd’hui de 88 ans, qui m’a vendu en 2009 la maison que j’occupe à présent. Depuis, elle est devenue une bonne amie avec qui j’ai plaisir à converser, même si elle a choisi de se retirer en région lyonnaise afin de se rapprocher de sa fille. En quittant le Finistère, elle m’a fait cadeau d’un tableau peint par son mari. Il s’agit d’une reproduction assez fidèle de la maison, vue par son pignon-ouest depuis le jardin, avec la flèche élégante de la Collégiale Notre-Dame de Roscudon en arrière-plan. Cette peinture trône dans ma chambre à coucher, juste à la tête de mon lit. 

     Ma troisième visite, dans la partie ancienne du cimetière, a été pour Agnès Griffon, née Ansquer[2] le 9 septembre 1916, et décédée le 22 août 2015 à Pont-Croix où elle aura toujours vécu. Ayant déjà consacré un diaporama et un article à cette vénérable dame si chère à mon cœur, je ne voudrais pas ici me répéter inutilement. Je suis simplement heureux de savoir qu’elle repose enfin en paix aux côtés de l’homme de sa vie, ce Jean Griffon dont elle aura fidèlement porté le deuil pendant plus de trente-huit années, bien qu’ils n’aient jamais eu d’enfants. Comme je le faisais chaque fois que je franchissais le pas de son café de la rue des Partisans, je lui ai lancé de ma voix tonitruante : « Police ! ». Et je vous assure que, dessous la dalle, comme à l’accoutumée, j’ai cru l’entendre me répondre de son ton moqueur : « Quelle drôle de police ! ».

     Toujours dans la partie ancienne du cimetière, j’ai consacré ma dernière visite au Père Louis Corvest dont j’ai parlé plus haut et sur qui j’ai aussi un peu écrit. Je ne suis pas parvenu à retrouver, seul, la tombe de ce vieux Lili. En désespoir de cause, j’ai fini par téléphoner à Marie-Bernadette Le Phuez, son amie de toujours qui tient une horlogerie dans le village et qui joue également de l’orgue à la Collégiale. Depuis son magasin, elle a eu l’amabilité de me guider, pas à pas. C’est ainsi que j’ai découvert sur mon parcours la sépulture du Père Yves Pallier, ancien curé de Pont-Croix décédé en 2008, juste l’année d’avant mon arrivée. Il est inhumé auprès d’un autre missionnaire, l’abbé Pierre Autret, décédé quant à lui en 1954. J’ai également découvert l’ossuaire avant de dénicher la tombe de Lili. Le vieux prêtre, mort à l’âge de 96 ans, repose désormais auprès de ses parents.

     En faisant le compte de mes défunts de Pont-Croix, je réalise que celui qui passe jusqu’ici sa mort en solitaire est Luc Delhumeau. Ayant déjà discuté de la chose avec sa veuve lorsque je lui appris que j’avais acquis une concession dans le même secteur, je sais qu’elle n’est évidemment pas pressée de le rejoindre. Une seule chose demeure néanmoins à peu près certaine parce qu’elle est la manifestation de nos volontés réciproques : tôt ou tard, nous partagerons tous ce même cimetière. Ainsi vont nos vies… jusqu’à ce que mort s’ensuive !  

 

Kenavo ! 

                                           Pont-Croix, 9 janvier 2018

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[1] René Camille Delhumeau a réalisé de nombreuses huiles sur panneau ayant l’île d’Yeu pour décor.

[2] Ansquer est un patronyme que l’on retrouve fréquemment dans le petit cimetière de Pont-Croix.