Mon cher beau-frère,
Je prends enfin le temps de t’écrire en ce matin du dimanche 18 août 2024 où j’apprends le décès d’Alain Delon. Si je mets ses photos en médaillon pour illustrer ce billet, c’est parce que je me souviens de l’avoir entendu déclarer un jour, sur un plateau de télé et avec beaucoup de suffisance : « Je suis une STAR ! ». Les stars sont, étymologiquement, des étoiles et, comme telles, ont pour mission d’illuminer nos vies moroses. Mais ce sont aussi des êtres humains qui finissent par mourir, ce qui est le propre de tout être vivant sur cette terre. La première leçon qu’un homme devrait apprendre de la vie serait donc, à mon sens, l’humilité. Par opposition à Alain Delon et juste pour l’exemple, en cinéphile averti, j’ai toujours apprécié la simplicité et le naturel d’un Jean-Paul Belmondo.
Cela m’amène à la question que tu m’as posée à la suite d’un post ancien que j’ai repris sur mon site « feliho.fr » et qui s’intitule « Mise au point pour un ami »1. Tu m’as demandé ce que j’entendais par ces propos de Musset que je cite à la fin : « Je hais comme la mort l’état de plagiaire. Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre. » Je pensais ingénument que cette citation était assez explicite par elle-même pour que je n’aie pas à disserter là-dessus comme on l’enjoindrait à un élève de classe de terminale. Mais, puisque tu me contrains à l’exercice, je vais m’y livrer avec plaisir, non seulement pour toi, mais aussi, comme je te l’ai déjà écrit, pour l’édification du plus grand nombre. C’est précisément pour cette raison que j’ai tenu, depuis plus de douze années, à avoir un site web personnel qui me facilite ce mode de diffusion et m’épargne d’avoir à recourir aux réseaux dits sociaux.
L’ami à qui s’adressait cette mise au point était un collègue policier qui se piquait d’écriture alors que, à la base, contrairement à moi, il n’avait aucune formation littéraire académique. Mais le problème n’était pas là. Yann Queffélec n’a fait qu’un lycée agricole, puis les Beaux-Arts à Quimper ; cela ne l’a pas empêché de décrocher le prix Goncourt, en 1985, pour Les Noces barbares. Après avoir publié deux manuscrits qu’il m’avait demandé de corriger et que j’avais personnellement trouvés indigestes, mon ami prétendait me donner des leçons en matière d’écriture. Je suis patient, certes ; mais je n’aime pas qu’on me gonfle. Quoi qu’il en soit, après ce billet, nos relations ont définitivement cessé lorsque j’ai découvert qu’il était un militant actif du Front national. Lui, le juif séfarade, échangeait des tweets quasi-quotidiens avec Florian Philippot à l’époque de la présidentielle de 2017 où les sondages prévoyaient que Marine Le Pen ne pouvait que l’emporter. On connaît la suite, suite qui continue de produire des rebondissements jusqu’à ce jour.
La citation d’Alfred de Musset est tirée de son poème dramatique de 1831, La Coupe et les lèvres. Ce qu’elle m’inspire, en plus de l’humilité que j’ai déjà signalée, c’est qu’il faut éviter à tout prix de se comparer à autrui car il y aura toujours mieux… et toujours pire. Avoir conscience de sa propre valeur, s’assigner ses propres buts et savoir s’y tenir, tel doit être le dessein de toute vie d’homme. A l’automne 1980, lorsque je me suis retrouvé à l’école supérieure des officiers de paix (ESOP) de Nice après avoir réussi le concours, nous étions une promotion d’environ soixante-dix élèves français. Il fallait y ajouter la promotion étrangère représentée alors par un Monégasque, deux Gabonais et trois Congolais. Français seulement depuis 1976 par déclaration, je connaissais mon statut, je connaissais ma place. Je n’étais pas dans la rivalité. Alors que je venais tout juste d’obtenir un DEA de lettres, ma seule ambition était de finir mon année de scolarité et de me faire affecter à Paris afin de pouvoir y travailler assidument ma thèse de doctorat à la Bibliothèque nationale ; elle se trouvait encore sur le site iconique de la rue de Richelieu, dans le 9ème arrondissement. Je ne rêvais pas de Monaco, je rêvais encore moins d’un retour en Afrique. Je ne me battais pas comme mes autres collègues français pour obtenir une affectation dans les Compagnies républicaines de sécurité (C.R.S.) considérées comme des postes de prestige. Dès le départ, je savais que mon verre était petit, mais je l’ai bu, jusqu’à la lie. En ce temps-là, je voyais la police simplement comme un moyen et non une finalité. Par la suite, j’ai eu l’opportunité d’y exercer, pendant trente années, des missions multiples et variées (notamment à l’étranger) qui me conduiront jusqu’à la retraite.
Je me souviens du dépit que tu avais manifesté une fois devant moi face à la réaction d’un collègue à qui tu étais allé soumettre un projet de recherche au Bénin. Ce collègue, je l’ai bien connu moi aussi, du temps où tous deux étiez étudiants en médecine à Dakar. Seulement lui, à l’issue de sa formation, avait choisi de rentrer au pays et d’y travailler. Toi, tu as préféré t’installer en France pour continuer de t’y spécialiser, ce qui est tout à ton honneur. Lorsque tu lui as fait part de ton projet, ton ami t’a demandé qui était ton patron et tu t’en es offusqué. Tu m’as dit exactement ceci : « Tu comprends, à présent qu’il est professeur et chef de service, il veut me faire remarquer que je ne suis que maître de conférence. » Et c’est là que je dis que, tout comme moi, tu aurais dû te contenter de boire dans ton verre. Le projet en question n’était pas une affaire de personne à personne. Mais, comme il allait impliquer deux institutions étrangères l’une à l’autre, il était tout à fait logique que ton ami te demande avec qui il devait signer un partenariat en tant que responsable de son service. Lui était chef, chez lui, à, Cotonou ; toi, tu avais un chef au-dessus de ta tête, à Paris, sans l’aval de qui rien n’aurait pu se conclure. C.Q.F.D.
Alain Delon vient de mourir. Je n’ai jamais rêvé d’être Alain Delon, ni Kylian Mbappé, ni une de ces vedettes dont les magazines nous vantent régulièrement, sur papier glacé, les vies idéalisées. Je ne veux pas copier, je ne veux pas plagier, je ne veux pas singer. Je veux juste être moi et continuer d’avoir le plaisir, jusqu’à ma mort, de vivre ma vie en buvant dans mon petit verre. Les dictons de la vieille sagesse populaire sont toujours d’actualité : il vaut mieux un petit chez soi qu’un grand chez les autres ou, mieux encore, il ne faut pas péter plus haut que son cul.
A bon entendeur, salut !
Pont-Croix, 18 août 2024
1. https://www.feliho.fr/4-mes-co