Lors de mon récent voyage à Essaouira en compagnie de Soad, j’ai sacrifié à deux petits plaisirs que je m’accorde toutes les fois que j’ai le temps et que je me sens bien dans une ville, à savoir me faire cirer les pompes et me faire couper les tifs.
Cette habitude me vient de l’époque lointaine où je vivais désœuvré à La Havane. Je n’hésite pas à le confesser aujourd’hui : l’administration française, dans son incurie, m’a rétribué pendant six mois à ne rien faire. Mais, à l’époque, je n’avais en réalité pas le cœur à savourer mon oisiveté, inquiet que j’étais sur mon sort et ignorant tout de ce que serait mon lendemain. C’était avant d’être affecté, début août 2001, à l’ambassade de France à Kingston.
En vaillant petit soldat, Soad assurait notre ordinaire ainsi que tous nos extras, notamment les week-ends de détente que nous passions régulièrement à Varadero, au resort « Brisas del Caribe ». Elle était responsable du service des visas de l’ambassade de France sise à Miramar, dans la Quatorzième rue. Nous vivions aussi à Miramar, un peu plus bas, dans la 110ème rue, sur la route de Siboney. Quant à moi, j’avais du temps, beaucoup de temps à tuer. C’est ainsi que j’ai parcouru La Havane, dans tous ses coins et recoins.
J’avais deux lieux de prédilection où j’aimais traîner mes guêtres.
Il y avait d’abord le Parque Central. Toujours debout et s’invectivant à qui mieux-mieux, les fanas de baseball y discutaient avec fougue les résultats des matchs de la veille. A côté d’eux, confortablement installés sur des chaises pliantes, les joueurs de dominos disputaient paisiblement leurs parties. C’était en cet endroit que j’avais coutume de faire cirer mes chaussures, même lorsqu’elles n’en avaient pas réellement besoin, juste pour le plaisir de profiter du lieu et de l’ambiance. L’artisan me tendait le Granma (1) du jour pendant qu’il astiquait frénétiquement mes godasses. Pour une somme modique, je pouvais dans le même temps me désaltérer d’une des boissons gazeuses qu’il transportait dans une glacière disposée à proximité : toute l’ingéniosité du système D !
Le deuxième endroit que j’affectionnais était le salon de coiffure de la rue Cuba où officiaient deux associés. J’aimais cette ambiance de café du commerce où l’on discutait pêle-mêle politique, hausse du cours de la vie, tourisme, musique. La première fois qu’il me fut donné d’y entrer, le plus âgé des coiffeurs me lança avec un large sourire : « Bienvenu dans le meilleur salon de coiffure de Cuba ! », avant d’ajouter d’un ton rigolard, toujours à mon adresse : « C’est le seul salon de toute la rue Cuba ! ». Ces deux coiffeurs sont devenus, au fil de mes visites hebdomadaires, de bons amis. Profitant d’un court voyage à Paris afin de m’enquérir de mon avenir auprès de ma direction, je leur ai ramené à leur demande quatre blouses multicolores achetées dans un magasin spécialisé du boulevard de Strasbourg. Quand ils ont vu la facture qui se montait à une centaine d’euros, ils sont devenus tout pâles : ils n’avaient pas les moyens de me rembourser sur le champ ! Depuis ce jour-là, mes soins capillaires sont devenus totalement gratuits et le seraient probablement encore si je n’avais pas dû quitter définitivement l’île.
J’en viens à présent à notre séjour à Essaouira. Un jeune marocain s’est occupé de mes mocassins Timberland pour vingt dirhams (2) alors que je savourais une bière Casablanca, confortablement assis à la terrasse d’un des cafés de la grand-place de la Médina. Un autre jour, sous l’œil vigilant de Soad, je me suis offert une coupe chez un coiffeur qui tenait boutique dans une échoppe de la même Médina ; coût : 50 dirhams, c’est-à-dire moins de 5 euros, sensiblement le prix que je payais à La Havane dix-sept ans plus tôt.
Pour être complet sur notre escapade essaouirienne, toujours au titre des menus plaisirs qui vous font apprécier l’existence, je dois parler du café noss-noss, une véritable institution au Maroc. Le « noss-noss », qui signifie littéralement « moitié-moitié », est un café au lait (je l’adore bien sucré), généralement servi dans un verre plutôt qu’une tasse. Il constituait la base de mon petit-déjeuner que je préférais prendre au « Vengo », un établissement situé près de l’appartement de vacances qu’avaient loué pour l’hiver nos amis Debost. J’aimais bien y aller à cause du wifi gratuit qui avait un signal de qualité. Je pouvais ainsi consulter tranquillement mes messages sur mon iPhone et en envoyer à mes amis de par le vaste monde.
Dernier souvenir inoubliable d’Essaouira : les deux heures de relaxation que m’a offertes Soad, pour 600 dirhams, dans un excellent spa de la Médina. Parmi la palette de soins proposés, j’ai eu droit au hammam traditionnel, au gommage effectué avec du savon noir et, sous les mains d’une esthéticienne professionnelle, au massage de tout mon beau corps noir à l’huile d’argan. Qui a dit que le paradis n’était pas sur terre ?
Plaisir, 8 mars 2018
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(1) Granma, quotidien du Parti communiste cubain, comporte à présent 8 pages, sauf le vendredi où il en compte le double. Il est tiré à 450 000 exemplaires et paraît du lundi au samedi. Ce quotidien tire son nom du yacht du même nom qui fut utilisé par Fidel Castro et 81 autres rebelles (dont son frère Raoul Castro, Ernesto Che Guevara et Camilo Cienfuegos) pour débarquer sur la côte sud-est de Cuba, le 2 décembre 1956, en provenance du Mexique, dans le but de renverser le dictateur Fulgencio Batista.
(2) Selon les bureaux, un euro se change actuellement entre 10 et 11 dirhams au Maroc.