Impressions d’hiver
Voici l’hiver et son triste cortège
Les malheureux souffrent beaucoup, l’hiver
Contre leurs maux il faut qu’on les protège
Il fait si froid dans leurs foyers déserts
Accomplissons l’ordre de la Nature
Donnons, donnons pour les êtres souffrants
Comme aux oiseaux Dieu donne la pâture
Donnons surtout pour les petits enfants
Ah ! Charité, vierge pure et féconde
Va pour porter tes bienfaits en tout lieu
Et que ta voix répète, répète par le monde
« Qui donne aux pauvres prête à Dieu »
Le texte et la musique de ce poème sont de Jean-Baptiste Weckerlin (1821-1910) ; mais c’est un autre Jean-Baptiste, Fauré de son patronyme (1830-1914), qui en popularisera le livret, à partir de 1869, sous le titre « La charité ». Je n’en connaissais, jusqu’ici, que le premier vers : « Voici l’hiver et son triste cortège », et c’est à Soad que je le dois. Elle-même tient cette connaissance de sa maman Huguette, notre chère Guéguette, qui le lui récitait souvent lorsque venait la morte saison. Réflexion faite, je la revois bien moi aussi, penchée à la fenêtre de sa cuisine à Montrouge, et déclamant le même vers en regardant le spectacle désolé qui s’offrait à sa vue au-delà du parking de notre immeuble. Voici l’hiver et son triste cortège…
Ce qui me frappe d’abord dans cette évocation, c’est la force du souvenir. Guéguette, qui n’avait pas fait beaucoup d’études, avait dû apprendre ce poème à l’école primaire, du côté de Saint-Dié, dans sa région natale des Vosges où l’hiver n’a rien d’un fantasme, mais est bien souvent d’une brutale réalité. Dans l’entre-deux-guerres, à une époque où écouter le phono était un mode de distraction privilégié, peut-être en avait-elle-même entendu la musique. Dans son livre « Changer la vie », Jean Guéhenno fait allusion au même poème en nous parlant de sa tante Madeleine :
Quand tante Madeleine chantait…
Cette gravité de ma tante Madeleine, quand elle commençait d’une voix tout unie et presque basse : « Voici l’hiver et son triste cortège », par quel mystère, passant en nous, devenait-elle une joie qui nous gonflait le cœur ? La chanson, lentement, décrivait des misères pires que celles que nous avions connues, nous obligeait tout le temps qu’elle se développait à les ressentir.
La longue phrase douloureuse évoquait tout ce que, dans l’ordinaire de la vie, nous craignions et haïssions. Mais son rythme même nous contraignait, nous soumettait, nous transformait, nous donnait comme d’autres mesures, d’autres ressources, une autre force. Nous devenions miraculeusement riches d’une richesse, d’un amour sans pareil, et, quand ma tante Madeleine, avec l’autorité d’un prophète, énonçait la sentence finale, « Qui donne aux pauvres prête à Dieu », pas un de nous ne doutait que ce ne fût un ordre à lui adressé personnellement et auquel il avait tous moyens d’obéir. Nous étions dans un autre monde.
Là encore, il y a dans cette évocation quelque chose qui renvoie, sans jeu de mots, à la madeleine de Proust : la force du souvenir ! Aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’on ne se souvient plus de rien. Peut-être parce qu’on n’apprend plus rien ? Mon pauvre père, qui non plus n’avait pas fait de grandes études, savait pourtant déclamer Victor Hugo (1) fort à propos : « Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent ; je le sais ô mon Dieu ! » ou encore : «Pour le pauvre sans le sou, quatre maisons toujours ouvertes : l’hôpital ou la prison, l’église ou le cimetière». Aujourd’hui, les églises sont souvent fermées en dehors des heures des offices pour des raisons de sécurité. Quant aux hôpitaux, on y meurt plus souvent qu’à son tour. C’est ainsi que j’apprenais hier à mon ami Habib le décès d’une vieille dame à l’hôpital Sainte-Périne. La pauvre nonagénaire, qui souffrait de la maladie d’Alzheimer, était sortie dans le parc en robe de chambre sans que le personnel médical ne s’en aperçoive et on l’avait découverte au petit matin, morte de froid. Voici l’hiver et son triste cortège… Freida, la maman d’Habib, est morte dans le même hôpital Sainte-Périne en septembre dernier mais, Dieu merci, dans son lit. Sûrement parce que, jusqu’au bout, elle avait su garder toute sa tête, cette tête qui lui faisait jouer avec nous passionnément au rami et raconter, avec son savoureux accent du Liban, les souvenirs de sa vie passée au Soudan en compagnie de ses nombreux amis du monde diplomatique.
Voici l’hiver et son triste cortège…
Ce qui me frappe, en second lieu, dans cette évocation, c’est que tout change… parce que rien ne change. La misère des pauvres que décrit l’auteur dans cette deuxième moitié du 19ème siècle est toujours la même un siècle et demi plus tard. C’est la tragique situation que dénonce avec rage un certain Guimou de La Tronche (assurément un pseudonyme) dans un texte intitulé « Le mariage de l’abbé Pierre » :
Voici donc venir l’hiver et son triste cortège, comme on m’apprenait à l’école primaire. Voici venir l’hiver avec l’abbé Pierre. L’abbé Pierre avec son béret, son auréole et ses pauvres à la queue-leu-leu derrière. L’abbé Pierre, qui est si bon, si généreux, si parfait qu’on s’étonne qu’il ne soit pas encore au ciel, entre Coluche et Mère Térésa ! L’abbé Pierre, qui est pour les pauvres, les bons pauvres, les vrais pauvres, ceux qui tendent la main en baissant la tête, la queue entre les jambes. Les vrais pauvres, pas les prolétaires. Les pauvres qui attrapent au vol les colis des Restos du cœur plutôt que de balancer une pierre dans la gueule à l’abbé Pierre, précisément et de l’envoyer au ciel, directo, depuis le temps qu’il fait chier le monde avec sa charité. On excusera ce mouvement d’humeur, et si on ne l’excuse pas je m’en fous. Mais la régression mentale à laquelle on assiste actuellement a quelque chose de consternant ! Doit-on rappeler ce qu’écrivait, par exemple, Roland Barthes en 1956 ?
« La belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est-elle pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice ? »
Avec ses trois millions de chômeurs, la France n’a rien trouvé d’autre à mettre sous la dent des exploités que le béret de l’abbé Pierre, la barbe de l’abbé Pierre, la vieille carte RPF de l’abbé Pierre ! Et les Restos du cœur, ultime crise de conscience du peigne cul devenu riche, qui crache sa charité sur la tête des pauvres. La tête vide des pauvres, dans ce pays vidé de son cerveau par la trahison des gauchistes «humanitaires», qui n’en finissent pas de « bavoter » sur les droits de l’homme et la faim dans le tiers monde, et la misère sans frontières ! Allons, Français, encore un effort ! À quand le mariage de l’abbé Pierre et mère Térésa en première page de Libération, avec Bernard Kouchner et Serge July suivant derrière en enfants de chœur ?
C’est à tout cela que je pensais en remontant à pied la longue avenue de Saint-Germain pour me rendre, dimanche passé, à la messe en l’église Saint-Vincent de Villepreux. Cinq kilomètres à pied, ça use, ça use ! Cela use d’autant plus lorsque toutes les voies sont couvertes d’un superbe blanc manteau. Mais j’ai préféré cette marche salutaire au risque d’un dérapage incontrôlé avec ma voiture. C’est ce qui me permet de partager avec vous ce matin ces impressions d’hiver. Et, je vous prie de m’excuser par avance, si en passant par le Soudan et la Lorraine, elles sont devenues des impressions diverses.
Plaisir, 22 janvier 2013
(1) « Qui donne au pauvre prête à Dieu » ; ce vers est aussi de Victor Hugo (Les voix intérieures).