Poupou à Dieu
Poupou ! C’était le petit nom qu’on t’avait donné, toi dont l’état-civil complet était Pulchérie Lydia FELIHO, née à Ouidah (Dahomey), le 30 mars 1948, de Jean FELIHO et de Véronique HOUNTONDJI. Poupou ! Poupou pour Pulchérie… Bien des années plus tard, alors que tu commençais ta vie en France, lasse de t’entendre appeler « ma poupoule chérie » par tous les blancs-becs qui voulaient te faire la cour, tu préfèreras que l’on te nomme Lydia plutôt que Pulchérie.
Selon la coutume qui consistait, dans le Dahomey du temps, à désigner la mère par le prénom de son premier enfant, Poupou a donné Poupounon, ce qui signifie en dialecte fon, mot à mot, « la mère de Poupou » : c’est ainsi que tout le monde appelait notre maman. Dans ta bouche d’enfant, Poupounon est devenu, par un raccourci bien compréhensible, Pounon. Et nous, les neuf enfants qui viendrons après toi, n’appellerons pas notre mère autrement : Pounon ! A ta manière, en la rebaptisant, tu avais donné une nouvelle naissance à la femme qui t’avait donné la vie.
Pounon venait tout juste d’avoir 18 ans en ce mois de mars 1948 où elle te mit au monde à l’hôpital public de Ouidah-la-Portugaise. Sa propre mère venait d’accoucher, peu de semaines auparavant et dans le même hôpital, de notre plus jeune tante Edith. Les premiers mois de ton existence, avant que notre sœur Edwige ne naisse en octobre 1948, tu seras élevée avec Edith pratiquement comme une sœur jumelle. Tante Edith est toujours en vie, alors que toi tu viens de nous quitter.
Lorsque je fais un effort de mémoire, je nous revois enfants dans la maison de nos parents, le Carré 410 du quartier Saint-Jean de Cotonou, à l’occasion des grandes vacances de l’année 1959. Magloire, Marcel et moi (les trois qui sommes avec toi sur cette photo prise rue Sainte-Catherine à Bordeaux) revenions alors avec les parents de Douala, alors qu’Edwige et toi étiez déjà en pension chez les sœurs à l’école Saint-Michel. En mai 1960, lorsque j’ai fugué de chez l’oncle Clément à qui l’on m’avait confié à Ouidah, c’est autour de cette école de Cotonou que j’ai traîné une journée durant dans le vain espoir de pouvoir m’entretenir avec vous.
Après le Cameroun et le Dahomey, il y eut surtout le Sénégal. Là, mes souvenirs deviennent plus précis. Edwige et toi fréquentez l’école des sœurs à Sainte-Thérèse et moi je suis inscrit à l’école Saint-Pierre où vont les garçons. Ayant sauté une classe à peine arrivé à Dakar, celle du CE2, je vous suis toutes les deux tout juste d’une année. C’est l’époque où tu es active chez les guides et que moi je fais mes premiers pas chez les scouts. J’ai plaisir à me rappeler la façon dont tu m’aidais à préparer mon sac lors des départs en camp ou comme tu cousais soigneusement mes flots et autres insignes sur mon uniforme. Tu étais ma grande sœur, celle qui s’imposait à moi avec naturel et à qui il valait mieux ne pas chercher noise. Je n’ai donc pas souvenance de bagarres avec toi, ce qui ne fut pas le cas avec Edwige avec qui j’ai toujours été en rivalité.
Alors que vous deveniez de charmantes jeunes filles, je me souviens du petit billet d’amour que t’avait glissé, à la sortie des cours, un certain Yves ALAVO par mon entremise. Il était midi et nous nous apprêtions à monter dans le bus du retour, notre mère sur nos talons. En dépit des précautions que je pris alors, son œil avisé d’institutrice ne manqua pas de voir mon manège. Le billet fut intercepté, l’amoureux transi convoqué dare-dare dans son bureau dès le lendemain et morigéné d’importance. Fin de l’histoire. Les années passant, notre mère assouplira un tantinet sa surveillance à votre égard. Mais je devais néanmoins vous servir de chaperon lors des bals organisés à la Cité universitaire ; sagement assis sur une chaise, moi qui ne dansais pas encore, je devais lui rapporter vos moindres faits et gestes.
En juillet 1967, alors que j’obtiens mon BEPC et qu’Edwige est déjà en classe de seconde, tu échoues au même examen pour la seconde fois. C’est là que Pounon prend la bonne décision de t’envoyer en France et tu atterris à Bordeaux. Notre oncle Félicien FELIHO, qui termine dans cette ville ses études de médecine à l’Ecole de Santé navale, sera ton tuteur. Je te vois revenir en vacances à Dakar durant l’été 1969. En guise de cadeaux, tu m’as apporté quelques 45 tours de musique de variétés françaises. C’est ainsi que j’ai découvert notamment Jean-Jacques Debout et Chantal Goya. Tu m’as beaucoup parlé de la télé que nous ne connaissions pas encore au Sénégal en tant qu’appareil de divertissement. En dépit de toutes tes explications, je n’arrivais pas à concevoir comment on pouvait mettre des êtres humains en boîte et les voir jouer comme au cinéma. Je ne découvrirai la télé à Dakar que bien plus tard, en 1973, chez les KA, mes futurs beaux-parents ; et encore, il s’agissait de la télé en noir et blanc.
En novembre 1974, c’est à mon tour d’arriver en France. Je ne te reverrai pourtant qu’en décembre 1975 lorsque j’épouse Fabienne KA en la mairie annexe de Dunkerque Petite-Synthe. De Bordeaux, tu fais le voyage en train jusqu’à Paris ; d’autres amis, également conviés à la noce, te conduiront ensuite en voiture jusque dans mon Ch’nord. De ma famille d’origine, tu es le seul membre présent à la cérémonie, puis à la fête qui s’en suivit. Ma grande sœur était de nouveau à mes côtés, comme au temps béni de notre enfance.
Je te retrouverai à l’été 1976 lors de mon mariage religieux en l’église Notre-Dame des Champs à Paris. Ce samedi 2 août fut un jour de grand rassemblement ; il y avait la famille KA, les VERNY, les TOHON (ta belle-famille), Pounon et Edwige, sans compter de nombreux amis comme les KARPP et les JEANNEAU. Je me suis réellement senti bien entouré en ce jour important de ma vie.
La photo dont j’ai déjà parlé et qui illustre le présent hommage doit dater de décembre 1982, cette photo où Magloire, Marcel et moi t’entourons tels les Trois Mousquetaires. J’avais été à Madrid pour effectuer des recherches complémentaires dans le cadre de la préparation de ma thèse de doctorat. Dans ma Talbot Horizon, nous étions six passagers, quatre adultes et deux petits enfants : Louisette et Mario GRIL, nos amis de Marseille venus avec leur petite-fille Virginie nous visiter à Créteil ; Fabienne, notre fils Christopher et moi. Au cours de ce voyage, à l’aller comme au retour, nous ferons une halte dans ton appartement de Pessac, tout près du fameux Château du Haut-Brion. Tu as réussi à loger tout notre petit monde et Mario GRIL se souvient jusqu’à ce jour de la chaleur de ton accueil. Louisette est morte en 2008.
Je suis revenu seul à Pessac le jour de Noël 1983. Ton mari Cyriaque m’avait alerté de la dégradation de vos rapports et, comme la situation semblait très grave, j’étais venu en train depuis Paris pour tenter de jouer le juge de paix. Ce fut en vain : ta décision était prise. Bien qu’enceinte jusqu’au cou de Loïc, le quatrième de tes enfants, tu ne tarderas pas à quitter Cyriaque quelques mois plus tard et à divorcer ensuite de lui. Cherchant à couper les ponts, tu feras un voyage d’exploration dans le Nord pour y trouver un nouveau poste en milieu hospitalier ; notre amie Yvette DEBAY, morte elle-même depuis en région bordelaise, te servira de Cicérone. Mais, depuis tant d’années que tu vivais en Gironde, tu ne réussiras pas à couper le cordon ombilical avec ta province d’accueil.
Egrenant toujours mes souvenirs, je te revois à l’automne 2000. Soad vient de partir en poste à La Havane. En attendant de pouvoir la rejoindre, je suis seul dans le studio de Châtillon. Je t’y accueille pour une nuit où tu es de passage à Paris. Grand prince, je t’abandonne mon lit de deux mètres sur deux pour aller dormir, à même le sol, dans la cuisine, tout juste emmitouflé dans des couvertures. Le lendemain, avant ton départ, nous déjeunons à Houilles chez mon ami Roger SIMON. Lui aussi se souvient bien de toi et me dira régulièrement combien il t’avait trouvée sympathique.
Le fil des souvenirs heureux que je veux conserver de toi s’arrête à l’été 2003. Soad et moi sommes à la Jamaïque. A l’issue de deux ans de séjour en France pour raisons médicales, Pounon arrive à la fin de son traitement. Avant qu’elle ne s’en retourne à Dakar, Soad me suggère d’aller passer mon mois de congé administratif en sa compagnie. Elle-même ne restera pas seule à Kingston puisque sa fille Amira vient d’arriver du Soudan avec ses deux enfants pour six semaines de vacances. « La vie est courte, me dit-elle ; il faut savoir profiter de ceux qui nous sont chers tant qu’ils sont encore en vie ! ». Je me rallie donc à son avis et, hormis la dernière semaine où je suis pris par le colloque annuel des attachés du SCTIP (1), j’organise mon séjour en fonction de ma mère. Je vais la chercher à Argenteuil, dans le studio de Marcel où elle vit alors. Connaissant sa grande religiosité, nous descendons pour dix jours de retraite chez les sœurs de Saint-Morillon en Gironde. C’est l’été de la grande canicule. Les après-midi, j’embarque dans ma voiture climatisée ma mère et quelques autres vieilles pensionnaires pour effectuer des visites intéressantes dans la région. C’est ainsi que nous découvrirons ensemble le château de Montesquieu à La Brède et que nous ferons honneur aux grands crus du coin. Pounon tiendra à ramener quelques bonnes bouteilles en guise de souvenir.
Avant de remonter sur Paris, nous faisons une halte chez Magloire à Bordeaux. C’est là qu’il m’apprend que tu es brouillée avec notre mère depuis qu’elle est en France. Usant d’un stratagème, je réussis à te faire venir jusqu’à la Place des Quinconces où ma mère attend dans un café voisin. Vous vous retrouvez dans ce café et, après un instant d’hésitation qui m’a paru une éternité, vous finissez par tomber dans les bras l’une de l’autre. Je parviens ensuite à te convaincre de nous accompagner chez Magloire. Lui et moi allons faire des courses au Carrefour de Mérignac afin de nous préparer un dîner de fête, vous laissant poursuivre vos retrouvailles en tête-à-tête. La soirée sera belle et la fête une réussite. Nous avons même dansé et, bien qu’immobilisée dans son fauteuil, Pounon ne cessera pas de nous regarder, des larmes de joie dans les yeux.
Ma sœur, mon amie, c’est cette dernière image que je veux garder de toi, toi toute de blanc vêtue, dansant voluptueusement au son de la musique bien de chez nous, Le silence, le long silence qui s’est installé jusqu’à ta mort ce 1er mars au Bénin, n’a plus aucune espèce d’importance. On me dit que tu es partie à la suite d’une crise cardiaque. J’ose espérer que tu n’as donc pas eu le temps de souffrir, toi qui allais fêter ton 65ème anniversaire à la fin de ce mois. Je laisse désormais le poids terrible de ce silence à Dieu. Poupou, je te dis adieu et de là où tu es, je te prie de continuer à veiller sur notre Pounon, cette vaillante femme à qui tu as donné ton nom pour la vie : plus que quiconque, elle a en bien besoin !
ADIEU, POUPOU !
Plaisir, 8 mars 2013
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(1) SCTIP : le Service de Coopération Technique Internationale de Police où j’ai travaillé de 1990 à 2008, soit dix-huit ans durant, avant d’être admis à la retraite.