A Léopold Bras Cabral
Léopold Bras Cabral, mon ami de bientôt dix années, je te salue,
En ce début d’une autre année qui nous voit loin l’un de l’autre ;
Mais elle est si forte la puissance du souvenir
Surtout quand celui-ci le cœur constamment réjouit.
Et il est vrai qu’en fait de souvenirs précieux
Nous en avons beaucoup à évoquer tous deux
Et, avec nous, nos amis.
Ce fut d’abord l’Institution vénérable des Sœurs de Saint Joseph de Cluny où nous nous rencontrâmes, élèves de première,
L’Institution Sainte Jeanne d’Arc – Ah ! pucelle adorée ! – où nous apportâmes notre part honorable en matière de farces de potaches propres à irriter ces religieuses que pourtant nous chérissions ;
D’entre elles toutes se détache la noble figure de Mère Paul qui te stupéfiait par son rire d’enfant et qui pour qui tu étais l’élève modèle, alors que je l’agaçais plus que passablement par ce qu’elle trouvait en moi de primesautier.
Il y avait aussi les professeurs, des dames aussi antiques que l’Institution elle-même, et dont les manies donnaient libre cours à nos plaisanteries innocentes.
C’était Madame Gilabert – que Dieu garde en sa miséricorde – qui passait des heures à nous parler de son petit Christophe qui pourtant n’avait pas découvert l’Amérique ;
C’était Madame Valet, notre prof d’anglais, flétrie comme une pomme de reinette, dont le mari avait une tête de savant fou ;
Et il y eut aussi cette autre prof d’anglais que nous eûmes en terminale je crois, et malheureusement pour si peu de temps car ses jambes fuselées, qu’elle découvrait avec plaisir, nous faisaient voir les cours en rose.
Il y avait aussi Mademoiselle Godin, godiche comme une Marie des champs, professeur d’histoire, mais qui ne devait pas en faire – oh que non ! – pour se mettre au lit, du moins le pensions-nous.
Les rares hommes que nous eûmes au cours de ces deux années mémorables étaient professeurs de mathématiques.
Ce fut d’abord Diallo, avec ses pantalons façon zazou qui lui rentraient dans les fesses, que nous savions si bien faire marcher surtout lorsque nous avions « oublié » nos devoirs ;
Ce fut ensuite Allorent, avec qui il valait mieux ne pas plaisanter en bon karatéka qu’il était, et qui portait sur sa grosse moto barbe de marin, jeans retroussés et tongs made in Honk-Kong.
De ces mâles singuliers, j’allais oublier le fleuron, l’étudiant en kinésithérapie John Fagbémi lui-même qui, dans l’établissement, faisait office de moniteur d’éducation physique et qu’une petite Sœur, qui pour le moins manquait d’esprit de charité, alla un jour tancer d’importance jusque dans son cagibi de poids et agrès où notre champion déambulait en costume de Tarzan pour le bonheur manifeste de ces péronnelles. Et Dieu sait que, dans cette volière enchantée, des péronnelles il y en avait, de tout poil et de tout acabit !
Il y avait les saintes nitouches, il y avait les filles à papa ;
Il y avait les pimbêches, il y avait les rares et, parmi elles, une girafe que j’avais baptisée « Acapulco Number One » car elle pensait avoir l’étoffe d’un mannequin ;
Il y avait enfin les filles sympas, les filles de notre bande, des négresses de bonne qualité !
En pensant à toi, je revois plus particulièrement et avec une pointe de regret l’une d’elles, du nom d’Henriette Molenthiel qui, pour sûr, si Dieu l’avait voulu et si toi aussi avais su l’aider en y mettant la manière, aurait fait aujourd’hui, pour sûr, une bonne femme pour toi.
Toutes les autres étaient hautes en couleur et en truculence.
Je nommerai, en bonne et due place, Hortense, notre chère Hortense Houéto, à côté de qui ce freluquet mais ô combien dragueur de René Niox ne faisait vraiment pas le poids, tant elle était toute rondeur et pétulance ;
Je nommerai ensuite Sophie, la Sophie N’Dour aux jambes velues mais qui ne devaient pas manquer d’attraits, il faut le croire, puisqu’elles ont su faire le bonheur de l’ami Jean-Claude N’Diaye, dit M’Bidou, à la saison ;
Je nommerai pour finir la Tavie, la Octavie Ayité ; elle aussi aurait fait, pour sûr, une bonne épouse pour toi ; elle avait de la classe et du piment à revendre, parole d’homme, de vrai !
Quant aux autres, leurs noms se perdent aujourd’hui dans les sables de ma mémoire, mais leurs visages n’en restent pas moins gravés dans mon cœur qui se souvient, comme de toi, en ce début d’année.
Tout cela, c’était l’année du bac ; c’était le temps d’avant !
Après, les choses sont allées si vite et pas toujours de la manière dont on l’aurait souhaité :
Il y eut, pour commencer, mon séjour éburnéen d’une année dont le seul mérite aura été de m’ouvrir aux réalités concrètes de cette vie ;
Puis, de retour à Dakar, mon existence d’étudiant tronquée par cette même vie qu’il fallait avant tout gagner.
Il y eut ton départ pour Madrid sitôt ta licence obtenue, ton retour, une reprise éphémère de notre vie d’avant, éphémère !
Car, de nouveau, moi je m’en allais vers l’aventure, cette fois pour la France, « mère des affligés », dont je ne suis toujours pas revenu,
Puisque je n’aurais pas eu aujourd’hui à t’écrire, mais t’aurais livré, de vive voix, toutes mes pensées à la chaîne, déclenchant nos rires conjugués jusqu’aux larmes, ces larmes qui n’ont plus le même goût aujourd’hui quand on les verse.
Puisque tout cela c’était le temps d’avant, le bon temps que tu partageais avec moi, Léopold Bras Cabral, mon ami.
Puisse cette année 1978, que je te souhaite fertile en événements heureux, nous permettre de renouer, ne serait-ce qu’une fois encore, ne serait-ce qu’une heure, avec ce temps-là.
Bonne année, vieux frère !
Roubaix, le 12 janvier 1978