Lettres de Boston (2)
Je choisis de consacrer ma deuxième lettre à Anasthasio Diogo, mon ami, mon plus-que-frère, mon compatriote béninois.
Mon cher Diogo,
Comme je m’en faisais à moi-même la remarque il n’y a pas si longtemps, je t’ai toujours appelé par ton nom de famille, et très rarement par ton prénom, sans jamais me demander pourquoi. Peut-être par commodité, Diogo étant effectivement plus court à dire qu’Anasthasio. Maintenant que j’y songe, c’est certainement pour cette simple raison pratique car, lorsque je m’adresse à toi, bien souvent Diogo devient par ma voix « Dio » tout court.
Mon cher Diogo, je t’écris donc depuis Boston où Soad et moi sommes bien arrivés grâce à toi. Tu nous as rendu un fier service en jouant pour nous au taximan de si bon matin. L’heure n’était assurément pas chrétienne ; mais je savais que, excepté un cas de force majeure, je pouvais compter sur toi. Il n’y a pas beaucoup de personnes au monde que je m’aviserais de solliciter de la sorte : c’est aussi cela le prix de l’amitié, qui sait humblement s’offrir sans rien attendre en retour.
De la même façon, je n’ai pas hésité à me tourner vers toi lorsque j’ai senti que F… et moi étions dans une impasse. Je sais combien elle t’apprécie et, ingénument, je pensais qu’une intervention de ta part aurait pu lui faire entendre raison. C’était lourdement me tromper. Au lieu de revenir à de meilleurs sentiments, elle a considéré la démarche que je faisais par ton entremise comme une agression supplémentaire et t’a purement et simplement prié de ne plus l’importuner à mon sujet.
Pourtant, je ne demandais rien de bien compliqué. Je voulais seulement qu’elle soit logique avec elle-même et qu’elle aille au bout de la procédure qu’elle voulait initier et que j’avais acceptée : celle du divorce. Aujourd’hui, je réalise à mes dépens que, à la vérité, elle n’a jamais voulu divorcer et que c’était de sa part une manœuvre d’intimidation avec le secret espoir que, face aux tracasseries judiciaires qui se profilaient à l’horizon, je filerais doux comme je l’ai fait pendant pratiquement vingt-cinq années, et que je reviendrais vers elle et les enfants. Cela est si vrai qu’elle m’a avoué la dernière fois que je l’ai vue – c’était le 10 avril passé – qu’elle n’avait pas suffisamment réfléchi avant de se lancer dans cette voie. C’est pour cette raison que, sûrement avec les conseils zélés de son avocate, elle a converti sa demande première en séparation de corps et de biens, me tenant en laisse comme un toutou pour de nombreuses années. Seulement, moi j’en étais resté au divorce et, comme elle-même m’assurait que cela accélèrerait le processus, j’avais accepté qu’elle le demande à mes torts exclusifs.
Par ailleurs, comme il n’a jamais été question pour moi de laisser les enfants et elle dans le besoin, je lui ai assuré que je lui accordais l’intégralité de mon salaire pour qu’elle continue de faire face aux dépenses de la maison, en particulier le remboursement du crédit immobilier et le paiement des diverses charges. Quant à mes dépenses propres, je choisissais de m’endetter le temps qu’elle trouve du travail et qu’elle puisse être autonome. Tel était mon engagement face à la situation qui prévalait alors. Cet engagement, j’ai eu l’innocence de le confirmer lors de l’audience de non-conciliation devant la juge aux affaires familiales alors que, de son côté, elle avait déjà changé les règles du jeu sans m’avertir, me mettant purement et simplement devant le fait accompli.
La suite, tu la connais. Tu sais comment elle m’a jeté de Fouju comme un malpropre, alors que j’avais fait la route depuis Paris pour venir discuter sereinement avec elle. L’invective aux lèvres, elle a menacé d’appeler la police si je ne déguerpissais pas immédiatement car « je violais son domicile ». Cela a été son premier faux pas. Je suis effectivement parti, sans faire d’histoires. Et, pour lui montrer que je n’étais nullement attaché à la maison, je lui ai abandonné dans la boîte aux lettres mon jeu de clés avec la ferme intention de ne plus jamais revenir. Tu sais comment mon fils Christopher s’est comporté à mon endroit lorsque je lui ai donné rendez-vous, deux jours après cet incident, au métro Censier, près de sa faculté. Alors que je voulais m’entretenir avec lui de la situation d’homme à homme et lui demander, à présent qu’il était majeur, de faire entendre raison à sa maman, il est venu flanqué de sa petite amie N… et s’est montré, d’entrée, hostile et arrogant. D’ailleurs, il a mis fin lui-même à l’entretien au bout d’un petit quart d’heure en me déclarant que « nous n’avions plus rien à nous dire ». Dans la suite de la procédure, tu sais que cette même N… présentera un témoignage écrit contre moi, témoignage dans lequel elle manifeste qu’elle m’a entendu dire à trois reprises, au cours de cette rencontre où elle n’avait pourtant rien à faire, que j’allais « démolir » F… Se servir d’elle dans cette affaire, se servir de mon fils par conséquent, a été le deuxième faux pas de F…, faux pas qu’elle n’a pas hésité à confirmer en sollicitant également le témoignage écrit de sa mère contre moi. Toi qui as été maintes fois admis dans notre intimité à Fouju, tu as pu être témoin des sacrifices matériels que j’ai consentis et de la dose de patience que j’ai manifestée à l’égard de ma belle-mère depuis la perte brutale de son époux, il y a douze ans bientôt.
Poursuivant inconsidérément dans la surenchère, tu sais comment les enfants et F… ont quitté Fouju pour aller emménager dans une HLM de Melun. Pour une fois, F… me faisait part de sa décision, s’engageant par écrit à me remettre les clés de Fouju au plus tard à la fin du mois de février pour que je puisse mettre la propriété en vente. Moi, de mon côté, je l’avisais que je ne pourrai plus lui laisser la totalité de mon salaire à compter du 1er avril, ayant atteint mon taux maximum d’endettement.
Pour être plus précis, je lui annonçais que je ne lui verserai plus les trois mille francs de pension auxquels je m’étais volontairement astreint au titre de l’assistance matérielle. Je lui spécifiais néanmoins que je continuerai à pourvoir à toutes les autres dépenses, y compris celles des enfants. Et c’est ce que j‘ai fait. J’estimais en effet qu’au bout de neuf mois, neuf longs mois durant lesquels je m’étais privé de tout pour continuer de lui assurer un confort minimum, je pouvais désormais essayer de penser un peu à moi et prélever sur mon salaire de quoi assurer mon loyer et mon manger. C’est alors qu’elle m’a répondu tranquillement que, dans ces conditions, elle se verrait dans l’obligation de demander par exploit d’huissier une saisie-arrêt sur mon traitement. Quant aux clés de Fouju, elle a refusé de me les rendre, prétextant qu’elle continuait d’en avoir la jouissance de par la loi et qu‘elle n’avait surtout pas envie de me voir m’y installer avec ma maîtresse.
Et elle n’a pas hésité à mettre sa menace à exécution, commettant ce faisant ce que j’appelle sa dernière infamie. Depuis la fin du mois de juin, mon salaire est régulièrement amputé à la source des trois mille francs que je dois lui verser, sans compter les pénalités pour les deux mois de retard que j’ai sciemment accusés. J’ai même dû payer, en sus, les frais d’huissier. Et tout ceci apparaît dorénavant, noir sur blanc, sur ma fiche de paie, m’exposant impitoyablement au jugement du premier venu au cas où je serais amené à la produire.
Le fait incroyable mais patent est que, sans nullement bourse délier en ce qui la concerne, F… n’a eu qu’à lever le petit doigt pour que la justice vole à son secours et me cloue au pilori, comme un vulgaire malfrat, comme un homme sans honneur.
J’ai essayé bien sûr de réagir en demandant, d’une part, un incident au niveau de la procédure d’appel avant que n’interviennent les vacances judiciaires et en enjoignant, d’autre part, mon avocat d’introduire une procédure en référé auprès du tribunal d’instance de mon domicile.
A la mi-juillet, la Cour d’Appel m’a débouté de ma requête incidente, estimant dans son arrêt qu’ « il n’y avait pas de fait nouveau », et m’a condamné aux dépens. Quant à la procédure en référé qui devait être en principe plaidée sous dix jours, je l’attends toujours. A la fin du mois de juillet, mon avocat m’a informé qu’elle avait dû être reportée pour complément de pièces, sans me fournir une précision de date cependant. En attendant, il a néanmoins soulagé au passage ma bourse de quinze cents francs, quinze cents francs que je lui ai versés en espèces : le coquin m’a expliqué que c’était mieux ainsi pour tous deux car, si je l’avais payé par chèque, il aurait été dans l’obligation de m’établir une facture en bonne et due forme et de majorer par conséquent ses honoraires du montant de la TVA.
Depuis le début de cette affaire, j’ai déjà dépensé quelque quinze mille francs en honoraires d’avocat et d’avoué, sans compter les divers frais de justice et d’huissiers, alors que, à l’heure où je t’écris, je suis loin d’en voir l‘issue.
Nous vivons tout de même une drôle d’existence. Tu as seize ans. Tu rencontres une jeune fille et, sans savoir pourquoi, tu décides qu’elle sera la femme de ta vie. A vingt-deux ans, tu l’épouses et, à vingt-quatre ans, elle te donne ton premier enfant. Un deuxième garçon naîtra sept ans plus tard, sept ans pendant lesquels tu as dû te démener comme un forcené pour te créer une situation dans un pays où le racisme ne dit pas toujours son nom, continuant à mener dans le même temps des études jusqu’à l’obtention d’un doctorat de lettres. Entre ta femme et toi, les choses ne vont pas toujours très fort. Mais, profondément marqué par l’histoire de ta propre enfance – des parents qui se disputaient et se bagarraient sans cesse et un père qui finit par larguer les amarres, abandonnant ta mère avec la charge terrible de dix enfants – tu te dis que, toi, tu as un triple défi à relever : réussir à la fois ta vie d’homme, de couple et de famille. Et tu t’accroches, vaille que vaille. Pour toi qui n’as jamais eu de racines véritables, tu te dis qu’acquérir une maison donnerait plus de stabilité à ton foyer. Tu t’engages donc dans l’accession à la propriété, acceptant de t’endetter pour vingt ans et dépensant jusqu’au moindre centime de tes économies pour rendre la maison de tes rêves un peu plus agréable à vivre chaque jour.
Là-dessus, ton beau-père, qui te tenait en grande estime et pour lequel tu avais le plus grand respect, meurt en quelques mois d’un cancer et tu recueilles sa veuve sous ton toit. Pour toi, cela va de soi. Ce n’est pas parce que l’on vit depuis tant d’années en Europe que l’on doit rejeter des traditions qui ont fait, de tout temps, la grandeur de notre mère l’Afrique. Seulement, alors que tu n’avais déjà pas beaucoup d’intimité avec ta femme, cet élément nouveau au sein de votre foyer va creuser un peu plus le fossé qui vous sépare. Mais là encore, tu serres les dents et tu continues d’avancer, te persuadant pour te consoler que ce doit être le lot de bien de couples et de bien de familles et essayant de trouver ton bonheur dans l’habitude. Une éclaircie se fait pourtant jour dans ton ciel de grisaille : ton métier d’officier de police te permet d’aller travailler à l’étranger en qualité de coopérant. Tu saisis l’occasion et, six années durant, tu vas passer avec ta famille une vie des plus confortables, d’abord au Venezuela, ensuite en Équateur.
Débarrassés de tout souci financier, vous en profitez pour visiter bon nombre de pays du vaste continent américain, en particulier Cuba, le Canada et les États-Unis. Tes deux garçons parlent couramment l’espagnol et l’aîné obtient même son baccalauréat au Collège binational de La Condamine à Quito.
L’aisance matérielle n’efface pas pour autant tes problèmes de couple et votre bonheur à ta femme et toi n’est que de façade. Vous vous disputez fréquemment et elle est bientôt convaincue que tu as une autre femme dans ta vie. Elle en est si bien convaincue qu’elle te livre le nom de celle qu’elle suppose être ta maîtresse : Soad, cette même Soad avec laquelle tu vis à présent. Seulement, au moment des faits, elle a tort. Tu as beau lui expliquer que Soad n’est rien qu’une bonne amie, elle ne veut pas l’admettre et menace d’aller « lui casser la figure ». Dans sa rage, elle te traite de tous les noms imaginables en la circonstance, te comparant constamment à ton père et finit par mettre ton bureau sens dessus dessous. Ce qu’elle veut entendre, c’est la vérité, la vérité de ta propre bouche, la triste vérité.
Tu te rappelles la scène ? C’était simplement dantesque ! A force de se jeter sur toi comme une lionne en furie, sans cesser de hurler et de pleurer, elle a mis tes habits en lambeaux ; tu ne peux aller te changer parce qu’elle s’est empressée de fermer les portes de toutes tes penderies et en a caché les clés. Au dehors, il y a le chauffeur qui attend avec la voiture de service, parce que tu dois aller travailler. Et ta femme est là, raide comme la justice, qui exige la vérité, la simple vérité !
Alors, tu la lui assènes, sans retenue, sans plus chercher à la ménager. C’est pour toi une espèce de libération et en même temps un acte sacrificiel, car tu sais, en cet instant précis, que tu es en train de tuer définitivement votre amour. Tu lui confirmes que, actuellement, tu as bien une maîtresse, mais que ce n’est nullement Soad. Et tu rajoutes que, des maîtresses, tu en as toujours eues. C’était le seul moyen pour ne pas mourir desséché sur pied en face de son éternelle froideur ; c’était le seul moyen de continuer à te sentir vivant par la grâce de femmes auxquelles tu avais l’heur de plaire et qui savaient te montrer qu’elles te désiraient. Cependant, même si cela ne changeait pas grand chose à la donne, elle devait savoir que tu n’avais jamais provoqué de telles aventures. Tu te laissais simplement faire lorsque le cœur t’en disait. Ce n’était pas bien fatigant et, surtout, c’était bien commode lorsque venait le moment fatidique de la séparation. Car c’était toujours toi qui mettais un terme à ces tranches de vie volées lorsque, passé les moments exquis de la découverte, la femme finissait toujours par percer sous l’amante, avec les mêmes exigences et souvent les mêmes récriminations. Seulement, n’ayant rien demandé et encore moins promis, ces femmes, dont tu as eu l’avantage de partager la compagnie et parfois l’existence, ne pouvaient légitimement rien réclamer de toi. Pour la plupart, elles ne nécessitent pas que l’on fasse cas d’elles et ne le souhaiteraient d’ailleurs pas elles-mêmes. Quant aux rares qui ont quelque peu compté, elles sont toutes demeurées jusqu’à ce jour tes amies. Cela t’autorise à croire que, en dépit de tout, tu ne leur as pas fait trop de mal et que, d’une certaine façon, le gentleman en toi n’est jamais mort.
Après l’épuisante scène de l’aveu extorqué, tu as essayé de composer, promettant de te racheter une conduite. L’important pour toi était de ramener ta famille en France sans trop de déboires, un peu comme on essaie de maintenir à flot un bateau qui prend l’eau de toutes parts mais que l’on tient, coûte que coûte, à reconduire au havre.
Après une halte d’une semaine à Caracas pour y revoir des amis, vous revenez à Paris et tu réalises que, en dépit de vos efforts communs, rien n’a changé ; votre vie se passe selon la même routine, sans fantaisie, comme une comédie où tous les rôles sont distribués à l’avance, chaque acteur jouant le sien sans trait de génie.
Ici, il te faut mentionner ce voyage-éclair que tu effectues en Afrique, au Sénégal d’abord, au Bénin ensuite. Tu tiens essentiellement à revoir ta grand-mère avant qu’elle ne quitte cette terre. A Ziguinchor, en Casamance, tu te rends sur la tombe de ton beau-père.
A Abomey, la ville où tu es né, tu ne manques pas un jour sans aller au cimetière où repose ton propre père. C’est alors que tu prends conscience du vide, de la vanité de toute chose sur cette terre ; c’est alors que tu prends conscience du temps perdu. En Afrique, rien n’a changé. La situation générale te paraît plus catastrophique qu’il y a vingt-deux ans, lorsque tu es parti, sans jamais revenir. Ce qu’il y avait de bon en ce temps-là n’a même pas su être préservé. Par contre, la malhonnêteté et la jalousie continuent d’y sévir sournoisement et tu en fais l’amère expérience en louant un véhicule, juste pour une semaine, à Cotonou.
Tu reviens en France pour redécouvrir le fameux « métro-boulot-dodo » que tu n’avais plus pratiqué depuis six ans. Pour te rendre de Fouju à Nanterre où tu travailles à présent, il te faut pas moins de quatre-vingt-dix minutes, montre en main. Ce sont donc trois heures que tu gaspilles quotidiennement dans les transports. Et lorsque tu t’en retournes dans ton petit village briard après avoir passé plus de douze heures dans l’agitation de la capitale, tu n’as envie de rien faire, surtout pas envie de te mettre à bricoler. A l’opposé de toi, ta femme semble revivre, toute heureuse de retrouver son home et son décor familier. Pour elle, il est urgent de se préparer pour recevoir les soixante mètres cubes de votre déménagement qui arrive tout droit de Quito. Alors, elle fourmille de projets qui ont tous trait à l’agencement de la maison et elle t’expose régulièrement les plans extraordinaires qui germent dans sa tête. Mais tout cela ne te fait plus rêver et tu l’écoutes, apathique. Tu passes ton temps libre à dormir et tu te réveilles hébété, avec toutes les peines du monde pour te sortir de la léthargie dans laquelle tu sombres un peu plus chaque jour.
Le déménagement tant attendu finit par arriver, non sans problèmes – beaucoup de casse, des frais supplémentaires de dédouanement, et un casse-tête sans nom pour passer aux mines et faire immatriculer les deux véhicules que vous avez importés depuis l’Équateur. L’opération, que tu t’es amusé à chiffrer, aura néanmoins coûté dans sa totalité la bagatelle de cent cinquante mille francs.
Et puis, il a ces centaines de cartons de chez Global, la société transitaire, qui inondent la maison, du séjour au grenier, en passant par la terrasse et le garage : il y en a véritablement partout, de quoi en avoir la nausée. Même l’annexe destinée à être la demeure individuelle de ta belle-mère a dû être réquisitionnée pour la circonstance. Avec l’hiver qui s’installe, une partie du mobilier exotique entreposé pourtant sous abri sur la terrasse commence à être attaquée par la moisissure, cette même moisissure qui insidieusement s’installe dans ton cœur.
Entre Noël et nouvel an, le voyage que vous faites à trois dans le nord de la France, puis en Belgique, ne change rien à ta morosité persistante. Votre fils aîné a préféré garder la maison en compagnie de sa petite amie, et cela vous a épargné au moins d’avoir à emmener le chien. Tu as toujours froid et tu te sens le cœur gelé comme la banquise qui envahit spectaculairement la mer, cet hiver-là, du côté de Malo-les-Bains.
Au mois de février, lorsqu’elle constate que tu recommences à rentrer de plus en plus tard, prétextant à chaque fois un excès de travail, ta femme te dit sans détour : « Je sais que tu as de nouveau une maîtresse. A présent, il te faut définitivement choisir : c’est elle ou c’est moi. ». Elle attend de toi une réaction immédiate, que tu lui dises quelque chose, que tu la rassures. Mais toi, tu n’as plus envie de réagir, tu n’as plus envie de lui parler, tu ne veux surtout plus lui mentir et inutilement la rassurer. Alors, au bout d’une semaine, excédée par le mutisme dans lequel tu t’es emmuré, elle vide votre chambre de toutes ses affaires et va s’installer au salon où elle passera désormais toutes ses nuits, quatre mois durant sur le canapé, jusqu’à ce que tu prennes la décision de partir.
Tu as choisi de vivre désormais pour toi, quoi qu’il puisse t’en coûter. Tu en as assez de mettre ta vie entre parenthèses pour des personnes qui te sont chères, certes, mais qui te donnent l’impression pénible de ne voir en toi que le simple garant de leur sécurité matérielle et rien de plus. Ce sentiment d’inutilité, tu l’éprouvais déjà avec ta femme. Aujourd’hui, tu l’éprouves aussi avec tes enfants qui, en grandissant, ont d’autres centres d’intérêt. Rien de ce que tu leur proposes ne trouve grâce à leurs yeux et les agacerait même plutôt. De la sorte, vous vivez côte à côte bien sûr, mais chaque jour un peu plus étrangers aux préoccupations des uns et des autres.
Tu as choisi désormais de vivre et cette décision t’est facilitée par une rencontre que tu fais, la rencontre d’une femme, Soad, puisqu’il faut de nouveau la nommer. Si tu la connais effectivement depuis l’Équateur, rien d’inconvenant n’était survenu entre vous, foi de gentilhomme. Tu appréciais simplement sa compagnie et cela paraissait réciproque. Et, la retrouvant à Paris – le hasard aurait pu en décider tout autrement – tu comprends enfin cette terrible frustration qui avait étreint ton cœur lorsque tu étais parti de Quito sans pouvoir lui dire adieu. A partir de ce mois de février, tu la revois donc régulièrement et avec elle tu redécouvres le plaisir des choses simples, le plaisir de l’amour partagé, d’une promenade sur les Champs-Élysées, d’une séance de ciné ou d’une soirée infatigablement passée à danser.
Tu reprends goût à la vie, mais ce nouvel appétit de vivre ne te laisse pas indifférent au sort de ta famille. Lorsque F… te propose le divorce, tu l’acceptes sans condition, comme une libération, non seulement pour toi, mais pour tout un chacun. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui t’ont fait partir de la maison à la mi-juin. C’était comme faire aux tiens un peu plus de place et ne plus continuer à les perturber inutilement. Puisqu’ils ne voient en toi qu’une espèce d’assurance-vie, cette assurance sur la vie, tu te sens désormais capable de la leur procurer sans hypothéquer à jamais la tienne sous le sceau fallacieux du devoir.
Même si ta femme considère que c’est la chose la plus naturelle du monde, une action que réalise normalement tout homme digne de ce nom, tu leur fournis déjà un toit. Elle sait pourtant combien tu as souffert de ne pas en avoir eu de véritable dans ton enfance ; elle est à même de mesurer l’importance que ce symbole revêt pour toi ; mais, lorsqu’il lui arrive de jouer de ce registre, c’est pour mieux te culpabiliser : la comparaison avec le père éternellement absent n’est jamais loin.
Comme tu l’expliquais récemment à ta mère, il n’y a pourtant pas entre vos deux histoires de comparaison possible. Toi, tu pars pour sauver ta peau, certes ; mais, à la différence de ton père, tu continues pleinement d’assumer tes responsabilités.
Tu t’engages à continuer de les assumer tant que cela sera nécessaire. Seulement, pour ce faire, il faut que tu aies les mains libres. La femme avec laquelle tu vis maintenant n’a matériellement pas besoin de toi pour subsister. Veuve de bonne heure, elle a toujours honnêtement travaillé pour se tirer d’affaire et élever correctement ses deux filles qui sont aujourd’hui majeures et tout aussi indépendantes. Ce n’est donc pas la femme de mœurs douteuses que F… s’ingénie à présenter afin de la discréditer aux yeux de ceux qui veulent bien l’entendre.
Soad comprend bien que, n’ayant jamais véritablement exercé un métier, ta femme ne puisse pas être autonome du jour au lendemain et qu’elle puisse, tout comme tes enfants, avoir besoin momentanément de ton secours. Financièrement, elle te vient même substantiellement en aide pour éponger une partie de tes dettes. Tu acceptes qu’elle te prête son concours, parce que tu l’aimes et parce que tu sais qu’elle t’aime aussi.
Mais tu n’as jamais eu l’âme d’un gigolo. Depuis l’âge de dix-huit ans que tu as commencé à gagner ta vie, tu connais la valeur de l’argent et ce qu’il peut coûter d’efforts pour épargner le moindre sou. C’est pour cela que tu es gêné de la voir sacrifier une partie de ses économies pour toi. Alors, tu lui signes une reconnaissance de dette pour que les choses soient claires entre vous. Elle se vexe et se refuse à l’accepter ; mais tu insistes et lui expliques tes motivations. Même si vos relations ne sont pas basées sur l’argent comme d’aucuns le supposent, nul ne sait ce qui peut advenir demain et toi, tu as toujours payé tes dettes et veux continuer de les payer, vif ou mort.
Il y a un an, tu voyais donc la situation autrement, plus simplement. F… te concède rapidement le divorce ; tu refais légalement ta vie avec Soad et, fort de cette légitimité, tu sollicites une nouvelle affectation à l’étranger. C’est uniquement pour cette raison que tu restes dans ce service de coopération qui n’est pas porteur en matière d’avancement. Mais le grade, pour l’heure, tu t’en fiches. Dans les dix ans qu’il te reste à travailler avant de pouvoir prétendre à la retraite, tu auras largement le temps de passer commandant. Ton objectif immédiat, c’est de gagner assez d’argent pour effacer tes dettes, toutes tes dettes. C’est pour cela qu’il te faut repartir, mais sans entraves, comme un esclave affranchi. Ainsi, tu pourras finir de payer le crédit de la maison, cette maison que tu as choisi de laisser à F… et aux enfants, avec tout ce qu’elle comporte et que tu as acquis à la sueur de ton front. Pour ne citer qu’un exemple, toi qui n’as jamais été attaché aux choses et encore moins à l’argent, tu penses en particulier à ce véhicule tout terrain que tu as acheté en Équateur et dont tu leur as laissé l’usage quand toi tu continues de rouler tous les jours dans une guimbarde vieille de plus de dix-huit ans et qui peut rendre l’âme à tout instant. C’est encore cela la différence d’avec ton père : toi tu ne disputes rien, tu ne demandes rien ; tu veux juste que l’on te fiche la paix et que l’on te laisse enfin vivre ta vie.
Alors, pourquoi ce plan si simple que tu avais imaginé ne fonctionne-t-il pas ? Pourquoi la situation est-elle si compliquée au point que, certains jours, tu en perds l’appétit et le sommeil et que tu sombres dans un noir désespoir ? Je vais te le dire.
Les choses sont compliquées parce que ta femme, celle-là même qui naguère te vouait aux gémonies, n’hésitant pas à retourner tes amis et tes propres enfants contre toi, cette femme-là précisément ne veut manifestement pas se séparer de toi. Amour ou fidélité ? Vengeance ou masochisme ? Tu ne saurais le dire. A ce jeu-là, comprenne qui pourra.
Boston, 3 septembre 1998.
P.S. : Mon cher Diogo, cette lettre-ci, j’avais commencé de te l’écrire sur mon ordinateur portable le 20 août dernier. Dans l’intervalle, Soad et moi sommes partis prendre une semaine de repos au bord de la mer, à Cape Cod. Je n’ai donc pu la terminer que le 31 août, alors que nous étions déjà revenus à Boston. J’y avais passé une bonne partie de la journée où je suis resté seul dans la maison, Soad ayant décidé de faire les magasins avec sa fille W… Je m’apprêtais à te l’imprimer lorsqu’il s’est produit un fait curieux. Voulant sauvegarder mon document sur disquette, j’ai malencontreusement écrasé la mouture définitive par le texte que j’avais ébauché le 20 août. J’ai eu beau tenter de récupérer mon travail, il n’y a rien eu à faire : celui-ci était irrémédiablement perdu. C’est aussi cela l’informatique ; c’est un outil fantastique, à condition de savoir s’en servir comme il se doit, ce qui est loin d’être encore mon cas.
Pour te montrer à quel point je suis actuellement fragilisé, ce simple incident, que je n’ai pas pu m’expliquer tout de suite, a suffi à me déstabiliser et à fiche ma soirée en l’air. Je n’ai pas voulu aller dîner en ville et je me suis isolé dans ma chambre. Pire, pendant deux jours, j’ai été incapable de retoucher à mon ordinateur : sa seule vue m’indisposait et me rappelait désagréablement ma bévue.
Le texte que je te livre aujourd’hui est donc un document entièrement reconstruit et, pour le double effort qu’il m’aura coûté, je te prie d’y voir le témoignage de ma profonde gratitude et de mon indéfectible amitié.
Je voudrais, pour finir, te relater un fait récent pour que tu comprennes combien le sort de ma famille me préoccupe en permanence, surtout lorsque je suis au loin. Soad et moi étions à peine arrivés à Cape Cod que la réception de l’hôtel où nous étions descendus nous a fait part d’un appel de ma sœur Jeannette. Cet appel avait été reçu alors que nous étions partis en balade dans la presqu’île. J’ai tout de suite pensé au pire, à quelque chose de grave dont aurait été victime F… ou l’un des enfants.
Puis, en me raisonnant, je me suis dit que c’était toi qui m’aurais averti en pareille circonstance, car tu es actuellement la seule personne que F… n’hésiterait pas à contacter en cas de coup dur pour entrer en relation avec moi, étant plutôt en froid avec le reste de ma famille. Et la suite a prouvé que j’avais bien eu raison de penser ainsi.
Mais je n’étais pas tranquille pour autant. Un désagrément aurait pu tout aussi bien survenir à ma mère, voire à ma grand-mère. Soad a alors insisté pour que j’appelle Jeannette à Paris, en dépit de l‘heure tardive. Lorsque j’ai tiré celle-ci de son sommeil, je crois qu’il devait être un peu plus de quatre heures du matin en France. C’est là qu’elle m’a rassuré en m’apprenant qu’elle avait simplement téléphoné pour prendre de nos nouvelles. Il n’empêche que nous avions eu bien peur ; je dis bien « nous », car Soad était encore plus inquiète que moi.
Raoul FELIHO.