Bonjour Edwige,
Je viens de tomber sur un article qui me conforte dans des sentiments qui étaient, jusqu’ici, assez diffus en moi. Afin d’éviter la paraphrase, je préfère te livrer in extenso le passage concerné :
« Pour s’apaiser, comme souvent, on se tournera vers la science, et en particulier celle de la génétique comportementale. Celle qui nous dit qu’entre deux membres d’une même fratrie, il y a certes 50% de gènes en commun, mais il y a aussi, et c’est énorme en termes de mathématisation de l’altruisme et de sélection de parentèle, 50% de gènes différents. Là, peut-être, où se joue l’acide ambivalence des rapports entre frères et soeurs : liés à tout jamais par le sang comme par cet irascible besoin de vouloir toujours se distinguer. »1
En me livrant à un honnête examen de conscience, je réalise que, toute ma vie durant, je n’ai jamais cherché à me distinguer : j’ai juste cherché à être moi ! C’est ce que j’expliquais récemment à ton mari qui me demandait, avec ce petit esprit béninois qui le caractérise si bien, ce que je voulais dire en citant dans une missive qui ne lui était même pas destinée, (elle s’adressait effectivement à un ancien collègue policier avec qui je me suis brouillé depuis), ces vers d’Alfred de Musset : « Je hais comme la mort l’état de plagiaire / Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre ».
Depuis que nos parents m’ont confié en 1959, – je venais tout juste d’avoir six ans -, à la garde de notre oncle maternel Clément qui m’a outrageusement maltraité à Ouidah alors qu’eux-mêmes travaillaient au Cameroun, j’ai appris à ne compter que sur moi-même, tant le sentiment d’abandon que j’ai éprouvé alors a été énorme. Une fois que nous nous sommes tous retrouvés progressivement à Dakar à partir de 1960, ce sentiment n’a fait qu’empirer. Au lieu de nous protéger comme il en avait le devoir, notre père nous a régulièrement jetés à la rue (en 1963, à la Sicap Liberté III ; en 1972, à la Sicap Liberté V), préférant mener des vies parallèles entre ses nombreuses maîtresses et avec ses enfants d’autres lits. Cet enfer a duré jusqu’à son retour définitif au Dahomey d’alors, à la fin de cette même année 1972. Dans l’intervalle, tout à sa compétition avec Hélène, sa principale rivale, notre mère ne nous a pas protégés non plus. Chaque fois que nous nous pensions à l’abri, en femme éperdument amoureuse, elle accueillait toujours le bourreau de son coeur avec passion. C’est ainsi qu’il lui fera cinq autres enfants en l’espace de dix années, portant le nombre de notre fratrie à dix. Et dire que le dernier de ces enfants, notre petit-frère Jocelyn qui aura 53 ans2 ce 1er novembre, n’a jamais rencontré son géniteur, ni vivant, ni mort ! Les chiens aussi savent faire des petits… sans avoir le souci de s’en occuper.
C’est donc avec beaucoup de dérision que j’ai considéré tout le tapage qui a été organisé cet été sous ta férule, depuis Dakar, autour de ce qui reste le seul héritage matériel de notre père : son Carré 410 de Cotonou ! Et de quel héritage parlons-nous ? Une propriété des plus ordinaires dont le produit de la vente – si celle-ci aboutit – devra être partagé entre treize ayants droit : les six enfants encore en vie d’Hélène, que notre père a épousée au Bénin, sans même devoir divorcer de notre mère, à la faveur d’une législation permettant la polygamie ; les sept enfants que vous êtes de notre mère Véronique. Jocelyn et moi avons prudemment renoncé à notre part d’héritage et Pulchérie, notre aînée, morte en 2013, ne rentrerait apparemment pas dans la succession. Il ne faudrait surtout pas que ses quatre enfants majeurs, qui vivent en France, viennent réclamer ce qui revient à leur maman : ce serait folklorique ! Un vrai combat de chiens se disputant un os !
Plus sérieusement, vous tous, vous tous qui êtes mes frères et soeurs utérins, vous tous que j’appelle ironiquement le Club de Dakar, où étiez-vous, que faisiez-vous quand les ignominies que j’ai dénoncées précédemment se produisaient ? Il a fallu qu’un benêt comme moi, mû simplement par l’esprit de famille, laisse tomber ses études et se mette, à dix-huit ans et demi à peine, à travailler pour suppléer notre père et vous procurer un gîte ; notre mère continuait, vaille que vaille, d’assurer l’alimentaire grâce à son métier d’institutrice. Cette situation a duré deux bonnes années. Durant les grandes vacances de 1973, tu t’es mariée et tu as pris ton indépendance. L’année suivante, c’est moi qui partais pour la France, les parents Verny s’étant engagés formellement auprès de moi à assister matériellement notre mère, le temps nécessaire.
Le 9 novembre prochain, cela fera cinquante ans par conséquent que je vis dans ce pays. Lorsque j’en ai acquis la citoyenneté moins de deux ans après y avoir débarqué, j’étais pleinement conscient que ce nouveau statut me conférait des droits certes, mais surtout des devoirs, le premier d’entre eux étant l’intégrité. La France a été le pays de mon choix, tout comme les Etats-Unis ont été celui de Jocelyn. En dépit de nos dix-huit années de différence, je me reconnais beaucoup en lui et je sais qu’il m’apprécie également de son côté. Je ne pourrais malheureusement pas en dire autant de vous autres qui constituez ce fameux Club de Dakar, ce clan dans lequel je ne vois qu’ingratitude, médisance ou, pire, malhonnêteté. C’est le coeur résigné que j’admets enfin que, bien que nous soyons sortis du même ventre, nous sommes foncièrement différents. Seulement, comme j’avance en âge, au nom d’une fraternité illusoire, je n’ai plus le courage ni le temps de mener des combats que je sais perdus d’avance.
Tu as toi-même 75 ans aujourd’hui. Je te souhaite, de tout coeur, un bon anniversaire. Ne fêtant plus les miens depuis que j’ai passé le cap des 70èmes pacifiques, c’est le dernier anniversaire où je me manifeste à toi. La vérité est que je suis fatigué, terriblement fatigué. C’est la raison pour laquelle je vous demande expressément de m’oublier. J’ai quitté l’Afrique parce que je ne m’y sentais pas en sécurité et que je ne m’y voyais surtout pas d’avenir. Si mes propres parents y ont été incapables de voler à mon secours, sur qui d’autre pouvais-je compter ? Cependant, mon désamour de l’Afrique ne me fait pas verser pour autant dans le grand mirage blanc : j’ai également pris définitivement mes distances avec la famille Verny qui fut pourtant ma famille d’adoption depuis mes dix ans. Là aussi, j’ai fini par réaliser qu’il y a loin de la coupe aux lèvres et que, si je devais beaucoup aux parents (René Verny est mort en 2001 et sa femme Régine en 2003), je n’avais pas de comptes à rendre à leurs enfants qui se sont éloignés petit à petit de moi en vieillissant, n’étant manifestement préoccupés que d’eux-mêmes et de leurs propres rejetons. Du vivant des parents Verny, tout comme avec les nôtres à qui je dois d’être sur cette terre, j’ai toujours eu à coeur de leur faire honneur, par mon ardeur au travail, par ma conduite. Ma plus grande satisfaction a été d’avoir pu accueillir en 1996, durant un mois entier, René et Régine à Quito, alors que j’étais à mon tour en coopération en Équateur, et de leur accorder un traitement de VIP. A trois reprises, en 2005, 2006 et 2007, notre mère a bénéficié du même traitement quand Soad et moi étions en poste en Centrafrique. Durant notre mission de quatre ans dans cette dernière affectation avant retraite, nous avons également reçu, pour en revenir encore à la famille Verny, tante Odile et le cousin Jean-Pierre que tu connais bien ; ce dernier nous a d’ailleurs visités deux années de suite. Tout ceci prouve que notre accueil était toujours empreint de cordialité et de sincérité et que nous n’avons jamais lésiné sur la dépense. Ce temps-là (voir photos jointes) est désormais bien révolu. Aujourd’hui, j’ai décidé de ne plus penser qu’à moi et à la femme qui partage depuis 27 années ma vie.
Je te chargerai pour finir, en ta qualité d’administratrice de notre fratrie, de faire passer ce message et, une fois encore, comprenne qui voudra.
Plaisir, 31 octobre 2024
1. in « La fracture des soeurs Paty » par Peggy Sastre (Le Point n* 2725 du 24 octobre 2024)
2. J’ai écrit à Jocelyn que cette année 2024 était symboliquement celle de nos confluences : il va avoir 53 ans alors que j’ai déjà passé mes 71 ans ; il est né en 1971 quand j’ai vu le jour en 1953. Nous nous rencontrerons sûrement avant que cette année 2024 ne s’achève.