De l’émigration

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Mon cher Roland,

 

     Je tiens à faire une parenthèse qui pourra, peut-être, te permettre de voir les choses sous un angle différent. Et je vais te parler… de ma mère.

     A 17 ans à peine, lorsqu’elle s’est retrouvée enceinte de mon père, mon grand-père Félicien, chef de la grande famille des Hountondji, l’a chassée de son toit. Forcée d’abandonner ses études, elle s’est mise à vendre des produits alimentaires au marché d’Abomey afin d’assurer la subsistance de son nouveau foyer. C’était en 1947. Mon père, quant à lui, lassé d’être exploité par son oncle Victorin Féliho chez qui il travaillait comme commis de magasin, a fini par choisir la voie de l’expatriation et est parti à Douala, au Cameroun. Dès qu’il a pu y trouver du travail, il a fait venir ma mère ainsi que mes deux sœurs aînées, nées respectivement en 1948 et en 1949. Ma mère a commencé de son côté à enseigner comme monitrice dans une école primaire tenue par des religieuses. Moi, je suis né à Abomey, en juin 1953, à l’occasion des vacances scolaires, après que mes parents ont perdu en bas âge un premier garçon, Edgar, né à Douala en 1952. N’eût été l’insistance de Nanan, ma grand-mère maternelle, j’aurais sûrement vu le jour, moi aussi, à Douala, tout comme Magloire et Marcel, les deux autres garçons nés après moi.

     En septembre 1960, mon père a été muté par sa société à Dakar. Les cinq autres enfants de notre fratrie de dix naîtront tous dans cette ville ; ils sont tous aujourd’hui sénégalais (1) et, qui plus est, unis à des conjoints natifs de ce pays. Lorsque mon père l’a abandonnée en 1972 pour s’en retourner vivre au Bénin avec sa maîtresse, ma mère a opté pour la citoyenneté sénégalaise afin de garantir son emploi d’institutrice. Pendant les années qui ont suivi et jusqu’à son départ à la retraite en 1985, elle n’a eu de cesse pourtant que de prévoir son retour au Bénin, lotissant un carré à Cotonou pour le mettre aussitôt en location et se construisant une maison à Samê, dans la concession de sa grand-mère paternelle à Abomey. Aujourd’hui, à 80 ans passés, alors que sa propre mère n’est plus de ce monde, elle confie à qui veut l’entendre qu’elle ne se sent plus d’attaches avec son pays natal et que, à sa mort, elle souhaite être inhumée au Sénégal, ce pays où elle aura passé plus de cinquante années de sa vie.

     Là, nous ne sommes plus dans une problématique d’Afrique à Europe, mais d’Afrique à Afrique, qui démontre bien que l’on naît quelque part toujours par hasard et que le véritable pays, c’est celui où l’on a sué sang et eau pour garantir sa survie. C’est aussi simple que cela ; tout le reste n’est que littérature ! Si mon père, encore enfant, n’avait pas été spolié par son oncle à la mort de son propre père, Napoléon Féliho, en 1937, il aurait tranquillement joui, au pays, de la fortune de celui-ci ; et, compte tenu de sa bosse innée pour le commerce, il l’aurait certainement fait prospérer. Si mon grand-père Félicien n’avait pas été aussi intraitable à l’égard de sa fille aînée, celle-ci aurait sûrement poursuivi les études d’infirmière auxquelles elle se destinait à l’école de Rufisque (Sénégal) après avoir réussi le concours d’où elle était sortie… 1ère pour tout le Dahomey, et elle serait revenue, comme on dit, « travailler, vivre et mourir au pays ». Si… Si… Si… Seulement, comme je le mentionnais dans un autre mail à propos de l’esclavage, on ne peut pas réécrire l’histoire ; il faut vivre avec son temps et toujours chercher à aller de l’avant.

     Ce qui me dérange dans notre tragédie africaine, – car c’est bien d’une tragédie qu’il s’agit -, c’est que nous restons constamment focalisés sur nos particularismes, nous acharnant à penser en termes de personnes, d’ethnies (Hutus contre Tutsis, Bétés contre Baoulés, gens du Nord contre gens du Sud, etc), et même de micro-états, alors que l’heure est à la globalisation. Pendant ce temps, d’autres pays, qui n’étaient pas mieux lotis que nous naguère (Chine, Inde, Brésil), émergent et commencent à peser de tout leur poids sur la carte du monde. Et j’ai peur qu’après avoir manqué le train de la décolonisation et tous les espoirs que celle-ci avait suscités, nous soyons en train de louper la navette de la mondialisation.

Joyeux Noël… avec toujours l’espoir au cœur !

Plaisir, 24 décembre 2010

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(1) Jocelyn, le dernier des dix, né en 1971, vit depuis plus de huit ans aux États-Unis et a acquis la citoyenneté américaine l’an passé. Lui n’a jamais été tenté par une expérience française et est allé, seul et sans aucune aide, directement de Dakar à Baltimore, à l’aventure. Ceci prouve bien que, lorsqu’il s’agit de garantir son existence, tous les cas de figure sont possibles.