LA DERIVE DES SENTIMENTS
J’ai choisi ce titre pour illustrer l’ensemble des propos que je te destine parce que, en étudiant l’état actuel de nos relations et en me penchant sur l’évolution de mes sentiments à ton égard, je ne peux m’empêcher de penser à la théorie de Wegener et à sa dérive des continents. De la sorte, de la même manière que, mus par des mouvements tectoniques, des blocs entiers de continents ont pu se fractionner pour donner naissance à des sous-continents ou bien à des îles, je suis intimement convaincu, au moins en ce qui me concerne, qu’un sentiment comme l’amour peut se diluer au fil du temps pour laisser place à d’autres formes de liens, plus diffus, plus ténus, que l’on veuille appeler ceux-ci amitié, complicité, estime ou bien simple intérêt. Je ne fais pas allusion, volontairement, à des sentiments qui pourraient être négatifs. Je ne te parle pas de rancœur, je ne te parle pas de mépris, je te parle encore moins de haine, car ce sont là des sentiments que je ne pourrai jamais éprouver à ton endroit. En dépit de tout et quoi qu’il arrive, tu es et tu restes la mère de mes enfants : je ferme le ban.
Ce matin, j’ai discuté avec Yann, du moins j’ai essayé de discuter avec lui. Tu sais comment il est : indéchiffrable, presque hermétique. Et dire que tu prétends qu’il me ressemble ! Nous sommes partis ensemble de la maison, comme à l’accoutumée, pour nous rendre en voiture à la gare de Melun. En voyant la Renault Gala une fois de plus immobilisée pour ce problème de démarreur changé pourtant il y a cinq mois à peine, je n’ai pu m’empêcher de maugréer que « cette foutue voiture me sortait par la tête ». C‘est vrai qu’avant notre départ du Venezuela pour l’Equateur, je voulais la vendre. J’avais même trouvé plusieurs acquéreurs disposés à nous l’acheter un bon prix. Elle était, au bout de quatre années, toujours très bien entretenue. Et puis, fait suprême et gage certain de qualité, c’était la voiture d’un attaché de l’ambassade de France. Tu as réussi à me dissuader de nous en débarrasser : nous en aurions encore besoin pour effectuer la dernière virée que nous avions projetée en compagnie de bons amis aux confins de l’Orénoque, à Puerto Ayacucho, à la frontière d’avec la Colombie. Ainsi fut fait. Et nous nous sommes retrouvés avec la Renault à Quito où, du fait de l’altitude, sa boîte automatique manqua de répondant. Pour pouvoir découvrir le pays en toute sécurité, il nous a fallu faire l’acquisition d’une nouvelle voiture, une jeep Kia Sportage, belle et performante à souhait. Mais la Renault était toujours là, servant juste à effectuer quelques courses en ville. Elle tombait souvent en panne. De plus, elle était difficile à réparer à cause du manque de pièces détachées et du peu de mécaniciens équatoriens experts en boîtes automatiques. Ayant été importée en Equateur avec le bénéfice de la franchise diplomatique, il aurait fallu mettre en ouvre des démarches considérables pour obtenir l’autorisation de la revendre sur place. Elle avait déjà six ans et plus de 80.000 kilomètres au compteur. Nous dûmes la ramener dans notre déménagement vers la France. Depuis lors, elle a continué à nous coûter un bon paquet d’argent et, parmi nos déboires, il a même fallu lui changer son moteur. La Renault a donc été le point d’accrochage pour initier la discussion. En réalité, tu t’en doutes, ce ne fut pas une discussion, sinon un long monologue durant les quinze kilomètres qui nous séparaient de la gare. Yann m’écoutait en silence, sans rien opiner. De toute façon, je ne m’attendais pas à ce qu’il prenne mon parti contre toi. Je voulais juste qu’il comprenne la situation que nous étions en train de vivre. C’est ainsi que je lui ai confié ce que tu me déclarais encore hier matin, à la même heure, alors que je partais seul travailler. Yann avait dû prendre un bus de bonne heure pour ne pas rater un rendez-vous qu’il avait à Paris.
Tu m’as dit précisément ceci : « Pour m’avoir acculée dans mes derniers retranchements, sache que je ne te le pardonnerai JAMAIS !!! Ce n’est pas à cause de tes nombreuses maîtresses que je t’en veux. Je t’en veux de ne pas m’avoir avertie plus tôt et de m’avoir fait gâcher tant d’années. »
C’est justement sur ce point que je ne suis pas d’accord. J’ai dit à Yann que, en nos vingt-deux années de vie commune, tu as toujours fait ce que tu as voulu. Après tes études universitaires menées jusqu’à l’obtention d’une maîtrise d’anglais et complétées par une année de commerce international à la fac de Tolbiac, à Paris, sans compter un BTS de traducteur commercial passé avec brio à Nice alors que moi-même j’étais élève à l’école des officiers de police, tu n’as jamais véritablement travaillé. Ceci a été un choix de ta part et je l’ai toujours respecté. Tu faisais valoir, à juste raison, que tu étais plus utile à la maison à t’occuper des garçons et de leurs études qu’à ramener un salaire au foyer, salaire qui aurait été de toute façon dépensé en frais de nourrice, de garde ou bien de cantine. Seulement, les enfants ont grandi et sont devenus chaque jour un peu plus autonomes. Mais cela n’a rien changé ; tu préférais rester une femme au foyer et, je l’admets, cela m’arrangeait bien aussi. Sur ce point-là, nous étions complètement d’accord ; il n’y avait donc pas de problème. Durant les six années passées à l’étranger, nous avons eu une vie matérielle plus facile qui aurait pu nous permettre d’employer des domestiques et te décharger ainsi des tâches ménagères. A Caracas, tu as juste accepté l’aide d’une jeune femme colombienne qui nous faisait le repassage deux fois par semaine. A Quito, il en fut de même, avec cette légère différence que la femme équatorienne que nous employions nettoyait aussi les extérieurs de la maison. Un jardinier venait également s’occuper du gazon et des massifs de fleurs une fois par mois. C’était tout ! Je soutiens par conséquent que tu ne peux pas me reprocher aujourd’hui de t’avoir laissée sans préparation pour affronter la vie. En plus, je soutiens qu’il n’y a aucune urgence à bousculer les choses. L’urgence, c’est toi qui la crées, par fierté, comme pour me défier. Je m’explique.
Lorsque j’ai refusé, il y a plus de dix jours déjà, de me soumettre à ton dernier ultimatum, celui de choisir, une fois pour toutes, entre toi et « les autres », tu as déterré la hache de guerre entre nous, parlant de quitter la maison et de demander le divorce. Tu as vidé notre chambre de tes affaires, me déclarant que j’aurai ainsi plus de place pour moi tout seul, et tu t’es mise à camper au salon. Depuis, tu ne manges plus et c‘est à peine si nous réussissons à échanger quelques mots sans nous disputer. Malgré cela, je répète qu’il n’y a aucune urgence. Bien aménagée, la maison est suffisamment grande pour permettre à chacun de nous d’y trouver une part confortable d’intimité. Par ailleurs, je tai donné la garantie que tu aurais tout mon appui matériel jusqu’à ce que tu puisses obtenir ta propre indépendance financière ; et peu importait le temps que cela prendrait. Le soir où j’ai présenté aux enfants la situation que nous connaissions de par mon fait – tu vois, je ne veux aucunement éluder ma responsabilité – j’ai fortement insisté sur cet aspect matériel. Seulement, toi, tu veux tout brusquer. Ainsi, tu as déjà décidé d’aller prospecter dans le sud durant les vacances scolaires de Pâques, en emmenant Bryan avec toi. Tu espères y trouver un poste de maître-auxiliaire dans un lycée ou un collège, alors que tu n’es pas sans savoir que la situation de cette catégorie de personnels, au niveau de l’éducation nationale, est plus que dramatique, précisément dans le sud où ils sont légion sûrement à cause du beau temps qui y règne. Aux informations télévisées, nous avions pu suivre récemment la grève de la faim que menait un professeur de mathématiques d’origine maghrébine parce qu’il était sans affectation depuis la rentrée bien qu’ayant plus de quinze années de service. Des exemples de ce type se comptaient chaque jour par centaines. Et il n’y a pas que l’emploi. Il faudra aussi que tu puisses trouver à te loger dans un quartier décent et offrant suffisamment de sécurité pour Bryan et toi. Il est alors patent que le montant du loyer, même dans le sud, obèrera une bonne partie de ta paie. Et surtout, il y a Bryan. Yann, tu daignes bien me le laisser parce que tu estimes que, à vingt ans bientôt, il est capable de se débrouiller. Tu n’as pas caché cependant que, s’il en manifestait le désir, tu serais capable de l’héberger dans ton nouvel home ; les universités du sud ont si bonne réputation ! Mais, pour ce qui est de Bryan, il ne peut que te suivre, ce qui laisse entendre que j’aurais été personnellement incapable de m’occuper de lui. Ceci reste un autre débat.
C’est un peu tout cela que j’ai livré, en vrac, à Yann ce matin. Même si je sais que pour toi cela ne reflète pas la réalité, j’ai passé ma vie à dire oui à des tas de choses et à des tas de gens, souvent à mon corps défendant. Pour une fois que je choisis de dire non, c’est là que rien ne va plus. Depuis l’âge de dix-huit ans, j’ai appris à gérer des situations et à assumer des responsabilités qui n’étaient pas toujours miennes. Je l’ai fait sans rechigner, au mieux de mes possibilités, et je n’ai jeté l’éponge que lorsque je n’en pouvais véritablement plus. Cela a été d’abord le cas avec ma propre famille. Cela a été ensuite le cas avec ta famille à toi, en particulier ta mère avec qui nous devrons aborder au plus tôt le problème de son relogement, compte tenu de la situation présente. C’est aujourd’hui le cas avec toi.
Je ne veux pas me retrouver à quatre-vingts ans – si j’atteins jamais cet âge vénérable – en me disant que je serai passé à côté d’une foule de choses, uniquement mû par l‘obligation d’accomplir mon devoir. Je réalise aujourd’hui que j’ai aussi un devoir de survie à mon propre égard, vis-à-vis de ma propre personne, et je n’ai nulle envie de continuer à me sacrifier sur l’autel des impératifs sociaux ou familiaux. Avoir comme épitaphe « A Raoul, la patrie éternellement reconnaissante » ou encore « A mon mari adoré » ne me motive pas du tout. Parce que vivre, c’est vivre le présent, c’est vivre maintenant ; c’est profiter intensément de chaque instant que Dieu nous donne parce que l’on ignore de quoi demain sera fait. Les Epicuriens l‘ont exprimé avant moi ; bon nombre de jouisseurs impénitents aussi. Seulement, de tout ceci, je n’avais avant qu’une vague conscience, tellement j’étais possédé par le désir de bien faire, de bien paraître. Cette prise de conscience s’est véritablement transformée en exigence lorsque j’ai effectué, l’été dernier, ce rapide voyage en Afrique pour revoir ma grand-mère maternelle après vingt-deux longues années d’absence et me recueillir sur les tombes de nos pères respectifs. C’est alors que j’ai eu la notion du vide ; c’est alors que j’ai pris la mesure du temps perdu. Mais, contrairement à toi, cette prise de conscience ne me fait rien regretter et ne me rend pas amer : ce serait superflu ! Néanmoins, elle m’impose désormais de réagir. C’est ce que je fais aujourd’hui en choisissant de sauver ma tête et mon âme, dussé-t-il y voir des pleurs et des grincements de dents.
J’en ai assez de ruser avec toi ; je ne veux plus te mentir. Selon toi, j’ai toujours essayé de gagner sur tous les tableaux, te gardant comme épouse à la maison, mais me ménageant des aventures lorsque l’envie m’en prenait. C’est ton point de vue et je le respecte. Mais, au point où nous en sommes, ayant abattu toutes mes cartes et n’ayant donc plus rien à perdre, je vais essayer pourtant de te faire changer d’avis. S’il est vrai que je n’ai pas été un bon mari pour toi, je ne suis pas non plus le perverti que tu crois.
Je ne veux plus que tu sois là
Anxieuse, attendant mon retour
Alors que j’aurai passé la nuit
Dans d’autres draps, dans d’autres bras
Et que j’en aurai été heureux.
Ces vers me sont venus une nuit où je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Il devait être passé une heure du matin. Je me suis levé et je les ai notés à la hâte sur mon petit ordinateur portable, tu sais, celui-là même que j’ai acheté alors que nous nous trouvions en vacances, en Floride, à la Noël 1995. C’est volontairement que j’opère ce retour en arrière. C’est pour te dire que, à l’époque, je m’ennuyais déjà de ma vie avec toi ; je m’ennuyais à un tel point que, toi-même, tu l‘as senti et m’en as fait la remarque. J’avais beau m’efforcer, me raisonner, essayer de jouer le jeu, le cœur n’y était plus. Je ne me sentais bien que tout seul. Et peu m’importait la luminosité du ciel ou la rutilance de tous ces malls de Miami où tu aurais bien voulu m’entraîner.
Et pourtant, ces voyages effectués à l’étranger resteront parmi les choses les plus chères que j’ai eu à partager avec toi et avec les enfants. Je nous vois accomplissant ce périple de plus de six mille cinq cens kilomètres entre Etats-Unis et Canada ; je nous vois à Trinidad et Tobago ; je nous vois à Cuba ; je nous vois aux Galápagos. Toutes ces fois-là – et il y en a eu d’autres encore – nous étions bien. Mais reconnais que ces voyages ont néanmoins été toujours émaillés de coups de gueule et de fâcheries. Si les choses rentraient dans l’ordre, c’est parce que j’acceptais toujours, en fin de compte, de composer. Je croyais faire un effort personnel et solitaire. Aujourd’hui, je réalise combien tu as dû prendre également sur toi pour nous sauver de ces situations. A quoi cela aura-t-il servi en définitive puisque, pour ne parler que de moi, rien de ce que je faisais n’était réellement dans ma nature ?
Fouju, février 1997