Lili m’a dit

 

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Lili m’a dit…

 

     Lorsque je suis à Pont-Croix, j’éprouve toujours un plaisir particulier à aller bavarder avec Lili. Lili, c’est le père Louis Corvest dont je vous ai déjà parlé dans mon dernier post. La première fois que je l’ai rencontré, c’était durant l’été 2009, quelques semaines après mon arrivée dans le bourg. L’équipe liturgique que j’avais intégrée était chargée d’animer la messe du dimanche suivant que lui devait célébrer. Au nom de mon groupe, j’étais donc allé chez lui pour lui soumettre notre préparation.

     Lili habite, dans la rue aux Œufs, une petite maison qui lui vient de sa famille. Cela fait plus de dix ans qu’il est devenu totalement aveugle. Il dit donc la messe entièrement de tête, y compris l’homélie. Lorsque vient le moment de l’évangile, il l’introduit de sa voix tremblante et c’est l’un des animateurs qui se charge de la lecture, généralement le même qui l’assiste lorsqu’il officie à l’autel. Au cours de notre premier entretien, connaissant sa cécité, je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander à quoi cela lui servait d’avoir une montre à son poignet. Il a eu un sourire amusé, a appuyé sur le remontoir et j’ai alors entendu distinctement : « Au troisième top, il sera exactement 10 heures et 16 minutes ! ». Notre brave Lili disposait d’une horloge parlante…

     Je dis « brave », car il lui en faut du courage et de la détermination, à quatre-vingt-douze ans passé, pour continuer à vivre seul dans une maison à étage et s’organiser du mieux qu’il peut, en dépit de son lourd handicap. Beaucoup de ceux qui le connaissent prennent son attitude pour de l’inconscience, inconscience due à la forte tête que Lili aurait toujours été. Lorsque je l’ai interrogé à ce sujet, Lili m’a répondu avec un rien d’agacement : « Je ne veux pas aller dans une maison de retraite où je perdrai toute autonomie.  Lorsque l’on devient vieux, les gens ont tendance à vous traiter comme un enfant sans volonté ». Sachant qu’il est de plus en plus souvent fatigué, je ne débarque plus chez lui à l’improviste, même avec une bonne bouteille sous le bras, mais je lui téléphone désormais pour prendre rendez-vous.

     La dernière fois que j’ai vu Lili, c’était le 27 novembre passé. J’avais écrit la veille mon billet « Vox clamantis in deserto », et je voulais recueillir son sentiment sur les réformes que j’estimais personnellement nécessaires dans l’Église catholique. Le point de départ de notre discussion a été la circulaire informant de la démission de mon curé de Plaisir, assortie de la réponse de l’évêque de Versailles, Monseigneur Éric Aumonier ; les linguistes avertis reconnaîtront au passage, dans le patronyme du prélat, un exemple parfait d’aptonyme (1). Et voici, en substance, ce que Lili m’a dit :

     « Les réformes que tu espères, même si elles se produisent un jour, ne changeront pas grand chose à la crise que connaît actuellement l’Église. Cette crise est avant tout une CRISE DE LA FOI ; les gens n’ont plus la foi ! J’ai été, pendant plus de douze années, curé à Loctudy, en plein pays bigouden. Dans les premiers temps, les messes attiraient foule et mon église était toujours pleine, avec les hommes dans le chœur et les femmes dans la nef ; c’était comme cela : on ne mélangeait pas les genres ! Puis, comme une belle pelouse qui se dégarnit, j’ai commencé à voir des trous se former, principalement du côté des hommes. Le dimanche, ils ne venaient plus à l’église, mais préféraient se retrouver au café d’en face. Comme m’a confié l’un d’eux, pourtant bon paroissien, la messe était passée de mode. Avant, on y venait, un peu pour faire comme tout le monde, et aussi pour préparer le salut de son âme car, à soixante ans, on était déjà un vieux. Maintenant que l’espérance de vie s’est allongée et que l’on rencontre de plus en plus de centenaires, les gens ont le sentiment qu’ils ne vont pas mourir de sitôt ; les gens n’ont plus peur de la mort, les gens ne craignent plus Dieu. Alors, avec des prêtres mariés ou pas, avec des religieuses ordonnées ou pas, cette crise de l’Église ne se résoudra jamais si les fidèles ne retrouvent pas le chemin de la foi. Tout le reste n’est que pur désir d’expérimentation sous prétexte de modernité ! ».

     Le jour commençait à tomber et la pénombre à envahir progressivement la petite pièce. J’ai laissé Lili à sa solitude et je m’en suis retourné chez moi, au bruit de mes pas résonnant sur le pavé, en méditant ses paroles, à toutes ces choses que Lili m’a dites.

Pont-Croix, 8 décembre 2012

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(1) Aptonyme : patronyme possédant un sens lié à la personne qui le porte, le plus souvent en relation avec son métier ou ses occupations. Le terme aptonyme est un néologisme formé sur les mots « apte » (approprié, qui convient) et « onyme » (le nom).