Soad et moi avons vu hier, en projection privée, le film Dahomey de la cinéaste franco-sénégalaise Mati Diop. Je dis « privée » parce que nous n’étions, à la séance de 15h45, que deux couples de spectateurs, déjà du troisième âge, dans la salle n°3 du cinéma Roxane de Versailles, ce qui n’était personnellement pas pour me déplaire ; en vieillissant, je deviens agoraphobe. Nous avions choisi cette séance parce qu’elle donnait la version originale de ce documentaire en langue fon, ma langue maternelle, avec des sous-titres en français pour les passages où la réalisatrice fait parler une des statues avec une voix mi-humaine, mi-robotique, pour raconter son voyage et sa tragédie. Il est important de signaler que Dahomey, qui a ouvert la 74ème édition du Festival international du film de Berlin en février 2024, a reçu l’Ours d’or.
Dans ce documentaire, il s’agit effectivement du retour au pays de 26 oeuvres d’art de l’ancien royaume du Dahomey, pillées lors de la seconde intervention militaire française dirigée par le général Dodds entre 1892 et 18941, et restituées au Bénin en 2021. Les oeuvres en question ont été sorties de leurs vitrines du musée du Quai Branly à Paris pour être exposées dans l’édifice qui a été conçu spécifiquement à cet effet dans l’enceinte du palais présidentiel de la Marina à Cotonou. Désormais, tout Béninois a le loisir de venir admirer ces objets qui représentent une partie de son patrimoine culturel. L’effort mis en oeuvre par les autorités locales dans cette entreprise a été unanimement salué, mais les débats qui ont surgi à la suite de cette restitution continuent néanmoins de poser quelques questions dont la principale demeure : quid de la restitution des milliers d’autres oeuvres du Bénin toujours détenues par la France ?
J’ai eu l’occasion, à de multiples reprises, de voir dans leur abri initial du musée du Quai Branly, certaines des sculptures restituées alors que je n’ai jamais visité le musée royal d’Abomey, ma ville natale. C’est donc à dessein que j’emploie le terme abri. Qu’on le veuille ou non, durant presque 130 années, ces oeuvres ont été conservées par l’état français dans un état suffisamment satisfaisant pour que l’on puisse continuer de les découvrir aujourd’hui. En aurait-il été de même si elles étaient toujours restées au pays ? Nul ne peut l’affirmer avec certitude. Dans un continent où la majorité de la population n’a pour seul souci que de satisfaire ses besoins primaires qui sont de manger, de se loger, de se vêtir et de se soigner, la culture, comme vecteur d’épanouissement personnel, passe bien évidemment au dernier plan. La culture, d’une façon générale, reste en Afrique affaire de gens aisés et cultivés, pour ne pas dire, – on l’entend souvent -, « affaire de blancs ». Comme le faisait remarquer fort justement l’une des jeunes intervenantes au cours du débat final, même exposées aujourd’hui dans une aile du palais présidentiel de Cotonou, combien de Béninois et de Béninoises auront réellement la possibilité ou simplement l’envie de se déplacer pour les visiter ?
Et exhiber ainsi à la vue du public ces objets qui avaient à l’origine une vocation sacrée et parfois occulte, n’est-ce pas continuer, à son corps défendant, d’avoir un réflexe de colonisé ? L’homme noir critique souvent la manière de faire de l’homme blanc, sans jamais réaliser qu’il s’évertue toujours à le singer. A quand une réelle authenticité ? Celle-ci doit se traduire effectivement dans les mentalités et non seulement dans les habitudes alimentaires ou vestimentaires.
Qu’elle aille jusqu’à son terme ou non, je mets cette affaire de restitution sur le même plan que celle de la fameuse repentance. On sait que l’histoire a toujours été écrite par les vainqueurs2 ; ils peuvent tout imposer aux vaincus, jusqu’à leur propre religion, jusqu’à leur propre langue. Pour l’exemple, ce que je suis en train d’exprimer à travers ces lignes, je serai incapable de le traduire en fon qui est pourtant – je l’ai déjà précisé – ma langue maternelle. N’ayant jamais véritablement vécu au Bénin, je n’ai jamais bien pratiqué cette langue et ne pratique d’ailleurs aucune langue africaine alors que je peux converser non seulement en français, mais également en anglais et en espagnol et me faire comprendre par mes interlocuteurs. On ne refait pas l’histoire. On ne va pas faire revenir l’Obélisque de la Place de la Concorde à Louxor juste pour faire plaisir aux Egyptiens d’aujourd’hui alors que c’était un cadeau personnel de Méhemet Ali à Charles X et à la France. De la même façon, tout comme on ne peut pas tenir les Allemands d’aujourd’hui responsables des crimes d’Hitler, j’estime qu’on ne doit pas exiger des dirigeants français actuels3 un quelconque acte de contrition pour des faits passés qui ne leur sont pas imputables, qu’il s’agisse de l’esclavage, de la colonisation, ou encore des guerres d’Indochine et d’Algérie. Si, en matière de sécurité routière, il est fortement conseillé d’avoir toujours un regard dans le rétroviseur, s’agissant de l’histoire, de la grande histoire qui doit être notre cause commune, ressasser les errements du passé ne permet pas de bâtir ensemble des lendemains nouveaux. Or, c’est bien de cela qu’il s’agit si l’on veut d’un monde vraiment pacifié. Tout comme Martin Luther King, je fais un rêve.
Plaisir, 2 octobre 2024
1. Cette conquête du territoire a abouti à la défaite, à l’arrestation puis à l’exil en Martinique du roi Béhanzin, mon arrière-grand-père paternel.
2 Phrase prêtée, selon les sources, à Winston Churchill ou à Robert Brasillach. J’aime bien aussi celle qui suit : « Tant que les lapins n’auront pas d’historiens, l’histoire sera racontée par les chasseurs. »
3. A ce sujet, le président Emmanuel Macron, qui est né le 21 décembre 1977, soit pratiquement quinze années près la signature des accords d’Evian mettant fin à la guerre d’Algérie, a eu raison de récuser toute repentance lors de sa visite d’août 2022 dans ce pays.