Drame de la vie ordinaire ?
Le décès du petit Zacharie, survenu dans la nuit de dimanche dernier en Seine-Saint-Denis, me renvoie à un drame dont j’ai été le témoin, il y a environ cinquante ans. J’habitais alors à Dakar, dans cette même maison HLM où ma mère réside toujours. J’avais 11 ans, tout juste une année de plus que l’enfant qui vient de disparaître dans des circonstances non encore éclaircies.
Ma mère avait un de ses cousins maternels, Bruno Codjia, qui vivait au Cameroun. Quelques années après mon père, il était arrivé dans ce pays pour y trouver du travail. Sérieux et ne ménageant pas sa peine, il était parvenu à épouser la fille d’un grand chef coutumier et s’était installé avec sa nouvelle famille du côté d’Edéa. Je garde le souvenir de sa ferme avicole qui était une exploitation d’excellence pour cette époque d’avant l’indépendance. Depuis Douala, nous allions y séjourner quelques jours durant nos vacances scolaires. Je revois le petit ruisseau qui traversait la ferme en son milieu et au-dessus duquel on passait sur un gros madrier. L’eau qui servait à tous les besoins domestiques y était directement puisée, en amont de ce pont rustique ; la partie aval servait à nos baignades et à nos jeux bruyants. Grâce aux relations de son beau-père, Tonton Bruno avait obtenu que la ligne ferrée, qui menait à Douala, desserve sa ferme. Œufs du jour et poulets fermiers étaient ainsi livrés régulièrement à la grande métropole. Les poussins venaient de France ainsi que l’alimentation appropriée. Les affaires de Tonton Bruno marchaient bien. C’est dans cette prospérité relative que nous l’avions laissé avec les siens pour aller nous établir au Sénégal.
Avec l’indépendance accordée au pays en 1960, les choses avaient changé. Poussées par la jalousie, les nouvelles autorités camerounaises s’ingéniaient à lui mettre des bâtons dans les roues. Les trains ne marquaient plus d’arrêts à sa ferme et les aliments pour ses volailles étaient régulièrement bloqués sans motif au port de Douala. Les affaires de Tonton Bruno commencèrent à péricliter et le fait que son épouse fût une fille du pays ne changeait rien à la donne.
Voyant que la situation était pour lui sans issue, il décida à nouveau d’émigrer. Il laissa les deux aînés à la garde de ses beaux-parents ; c’est ainsi que nous le vîmes débarquer à Dakar, durant l’année 1964, flanqué de sa femme et des trois plus jeunes de leurs enfants. Ma mère, qui tirait déjà le diable par la queue du fait de la défection de mon père, s’activa néanmoins pour leur venir en aide du mieux qu’elle put. Elle trouva à les loger chez un compatriote dahoméen, douanier de son état, qui disposait d’une grande maison d’habitation non loin de notre école. Dans la même école, elle inscrivit dare-dare Innocent, le plus âgé de la fratrie, qui allait sur ses sept ans.
Tous les matins, Tonton Bruno se rendait en ville, en utilisant les transports en commun, pour y chercher du travail et ne revenait, bredouille, qu’à la nuit tombée. Sa femme, ne parlant que le pidgin du Cameroun, appréhendait de sortir seule, de sorte que c’était le petit Innocent qui était chargé de toutes les commissions. C’était un petit gamin fort dégourdi pour son âge et qui s’acquittait correctement de ses nouvelles responsabilités. A l’école, c’était aussi un élève fort studieux et le maître ne tarissait pas d’éloges à son sujet.
Un matin, Innocent ne vint pas en classe et il fut absent toute la journée. En sortant de l’école des filles où elle-même enseignait, ma mère fit un arrêt dans la maison où la famille Codjia occupait une seule et unique pièce. Le petit était brûlant de fièvre et se plaignait de maux de ventre. La maman paraissait totalement désemparée, d’autant plus que Tonton Bruno n’était pas encore rentré. Je suppose que ma mère avait dû lui dire de demander à son mari de recourir à l’hôpital si l’état du petit ne s’améliorait pas. C’est en tous cas ce qui fut fait dès le lendemain matin ; Tonton Bruno emmena Innocent en ville aux urgences de l’Hôpital Aristide Le Dantec.
Le soir, nous étions tranquillement en train de dîner lorsque, vers 20 heures environ, on frappa à notre porte. Comme j’étais le plus près, je m’en fus ouvrir et je tombai nez à nez avec un Tonton Bruno complètement défait. Il ouvrit la bouche et les seuls mots qu’il put lâcher en éclatant en sanglots furent : « Innocent est mort ! ». Ses cheveux étaient hirsutes et il tenait à la main ses tongs en plastique dont les sangles avaient cédé : le pauvre bougre avait fait le chemin de la ville jusqu’à notre domicile, soit plus de treize kilomètres, à pied !
Toujours en sanglotant et en tirant nerveusement sur ses cheveux qui n’avaient pas eu droit à une coupe manifestement depuis son départ du Cameroun, Tonton Bruno se mit à nous narrer la tragédie qu’il avait vécue au cours de cette folle journée. De très bonne heure, il avait conduit Innocent en car rapide à l’hôpital. Arrivés aux urgences, l’interne de garde avait détecté une péritonite aiguë qui nécessitait une intervention immédiate. L’enfant avait donc été allongé sur une civière pour être conduit en salle d’opération. Moins d’une heure après, le même interne était revenu trouver Tonton Bruno en salle d’attente pour lui annoncer que son fils, avant même d’être opéré, n’avait pas supporté l’anesthésie. Et c’est là que je fais le parallèle avec l’affaire du petit Zacharie à qui on aurait initialement diagnostiqué une appendicite…
Ne sachant comment annoncer à sa femme le décès brutal de leur enfant, Tonton Bruno avait erré toute la journée dans les rues de la capitale et ce n’était qu’en désespoir de cause qu’il venait solliciter le concours de ma mère. Sans prendre le temps de terminer son repas, ma mère se prépara rapidement et tous les deux s’engouffrèrent dans un taxi pour aller accomplir la pénible mission à laquelle ils ne pouvaient déroger plus longtemps.
Toujours en taxi, j’accompagnai ma mère, dès le lendemain matin, à la morgue de l’hôpital pour faire la toilette du petit. Seul, Tonton Bruno nous attendait près de l’entrée ; écrasée par la douleur, sa femme n’avait pu se résoudre à venir. C’était la première fois de ma vie qu’il m’était donné de voir le visage de la mort. Le petit corps fut extrait de l’un des tiroirs frigorifiques par un employé et déposé sans ménagement sur une table entièrement carrelée qui disposait d’une bonde à l’une de ses extrémités. Avec un gobelet en plastique, nous pûmes prendre de l’eau à un robinet et nous nous commençâmes à laver le corps qui était tout roide. Pendant le temps de la toilette, tout en pleurant, Tonton Bruno n’arrêtait pas de parler à l’oreille de son enfant : « Dis-moi, Innocent, que tu n’es pas mort ; dis-moi que je ne fais qu’un affreux cauchemar et que tu vas bientôt te réveiller, que je vais bientôt me réveiller ». Ensuite, avec le paquet de coton hydrophile dont ma mère avait pris soin de se munir, nous bouchâmes tous les orifices naturels de l’enfant, même si je ne comprends pas encore aujourd’hui le bien-fondé de cette coutume. Après, avec les habits que Tonton Bruno avait apportés, nous avions habillé Innocent du mieux possible. Le reste fut l’affaire du service des pompes funèbres.
La nouvelle du décès d’Innocent s’était répandue dans la petite communauté dahoméenne comme une traînée de poudre, de sorte que l’église de la rue Malenfant où eut lieu la cérémonie funèbre dans l’après-midi était pleine à craquer. Cette fois-ci, entièrement vêtue de noir et le visage couvert par un voile de crêpe, la femme de Tonton Bruno était présente à ses côtés ; les deux petits avaient été momentanément confiés à une voisine. Au moment de l’inhumation qui eut lieu après l’office au cimetière de Bel Air, avant qu’on ne recouvre le cercueil de terre, le visage toujours baigné de larmes, Tonton Bruno prit la parole : « Dans le pays de ma femme, il existe une tradition : il faut donner au mort l’argent du passage. » Et, joignant le geste à la parole, il sortit quelques pièces de menue monnaie de sa poche, qui semblaient être toute sa fortune, pour les jeter dans la fosse. Devant ce geste à la fois dérisoire et pathétique, une bonne partie de l’assemblée, des hommes y compris, éclata à son tour en sanglots. J’étais au collège et j’apprenais déjà la mythologie grecque ; j’avais donc entendu parler du passeur Charon qui aidait avec sa barque les morts à traverser le Styx, le fleuve entourant les enfers ; seulement, chez les Grecs, la pièce du passage était placée par les parents directement dans la bouche du défunt pour un aller sans retour.
Quelques jours après les funérailles, reprenant sa famille avec lui, Tonton Bruno repartit par bateau au Cameroun. Leur séjour à Dakar aura seulement duré un mois. C’était comme s’ils étaient venus de si loin tout juste pour inhumer, en terre sénégalaise, le petit Innocent qui n’aura jamais aussi bien porté son prénom. Sous le coup de l’émotion, les responsables de la communauté dahoméenne avaient décrété qu’une collecte serait organisée pour lui acheter une concession et lui donner une sépulture plus digne qu’une simple croix de bois juchée sur une motte de terre. A la Toussaint de l’année suivante, les choses étaient toujours en l’état. Lorsque je revins au cimetière deux ans plus tard, la tombe avait disparu et les restes du petit probablement déposés dans une fosse commune. N’ayant plus jamais entendu parler de Tonton Bruno ni des siens, j’ignore ce qu’ils sont devenus. Il a fallu l’affaire du petit Zacharie, décédé à l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis, pour que tout ceci afflue à ma mémoire. Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
Plaisir, 8 août 2014