Huguette dite Guéguette
Huguette, notre bonne Guéguette, est morte chez nous, à La Havane, le 6 septembre 2001 ; il y a donc vingt ans aujourd’hui. Et je veux me souvenir.
Je veux me souvenir de la façon dont j’avais réussi à la convaincre de faire ce voyage épuisant pour ses 82 ans qu’elle venait tout juste de fêter, dans une auberge de Chantilly, en notre compagnie. De janvier à août 2001 où j’ai pu enfin obtenir une mutation à la Jamaïque, j’ai vécu une situation vraiment inédite dans ma carrière administrative : pendant sept longs mois, on m’a payé à ne rien faire ! Mon affectation à Cuba ayant avorté à la suite d’une décision plus que surprenante d’une responsable du ministère des affaires étrangères, le chef du SCTIP1 m’avait conseillé de rejoindre Soad à La Havane en attendant que ma situation se décante. Je faisais néanmoins, à mes frais, des retours réguliers à Paris pour m’enquérir de mon sort. C’est au cours de ces séjours ponctuels qu’Huguette et moi nous sommes un peu plus rapprochés. Elle occupait alors un petit appartement que nous lui avions trouvé, rue de Bellevue, à Boulogne-Billancourt, non loin de chez les Camhi et les Debs, ses vieilles relations de Khartoum. Lorsqu’elle me voyait abattu, elle savait me forcer à la patience ; elle me disait de ne jamais désespérer, que tout finirait par s’arranger.
Huguette est donc venue à Cuba, vers la mi-août, en compagnie de sa petite-fille Wissal et de Suzanne, l’amie australienne d’icelle. Je ne les voyais que durant les week-ends qui me faisaient revenir de Kingston où j’avais pris mon nouveau poste début août. Le premier week-end du mois de septembre, nous l’avons passé ensemble à Varadero, la station balnéaire située à 160 kilomètres à l’est de La Havane. Nous avons bien bu et bien mangé au resort Brisas del Caribe où Soad et moi avions nos habitudes. Nous avons bien profité de la mer et du soleil. Nous avons même joué au rami : Huguette avait remporté la partie et nos mises !
Sur le chemin du retour où nous étions tout juste Soad, elle et moi (les filles avaient dû rentrer un peu plus tôt pour s’occuper de leur petite chienne Daisy confiée à la bonne), Huguette était bien silencieuse. Lorsque je me suis inquiété de son silence, elle m’a répondu : « Je contemple le paysage ; c’est tellement beau ! ». Nous traversions alors une portion de la Via Blanca où la végétation ressemblait effectivement à celle qui est si bien décrite dans Paul et Virginie, le roman de Bernardin de Saint-Pierre. Une fois rentrés à Miramar, je lui ai offert un agenda avec une belle reliure en cuir dont m’avait fait cadeau mon ambassadeur à Kingston. C’était un présent qui lui venait du maire de Fort-de-France, mais dont il n’avait pas l’utilité. Tenant soigneusement mon propre agenda depuis le début de cette année 2001, j’ai dit à Huguette qu’elle pourrait s’en servir comme d’un journal de bord pour noter tous les événements heureux qu’elle ne manquerait pas de connaître durant son séjour à Cuba, entre manifestations culturelles, cocktails et autres invitations. Et j’ai repris mon avion, le mardi 4 septembre, de très bonne heure, pour Kingston. A 11 heures, j’étais à peine installé dans mon bureau à l’ambassade lorsque j’ai reçu un mail de ma sœur Anne : René Verny, mon père adoptif, venait de décéder à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches !
Lorsque j’ai appris à mon tour la triste nouvelle à Soad, compte tenu de sa charge de travail au service des visas, elle m’a confié qu’elle ne pourrait pas m’accompagner à Paris où je prévoyais déjà de me rendre pour les obsèques. Avant mon départ que j’avais fixé pour le samedi 8 septembre, elle tenait néanmoins à me réconforter et allait venir à Kingston passer deux jours avec moi dès jeudi. Le jeudi 6 septembre, à 10 heures, elle était effectivement à l’aéroport Norman Manley, fidèle au rendez-vous. Nous sommes allés directement à l’ambassade où j’avais un travail urgent à terminer. J’ai commandé des plats à emporter au Sugar Daddies, le restaurant voisin qui préparait des mets typiques bien épicés. Nous commencions à peine à les déguster dans mon petit deux-pièces de Marley Manor, situé tout juste derrière la maison-musée de Bob Marley dans la rue du même nom, lorsque Soad a reçu un appel alarmant de Suzanne depuis La Havane. Huguette venait d’avoir un malaise alors qu’elles étaient également attablées pour le déjeuner. Vu le sérieux de son état, Wissal et elle la transportaient immédiatement à l’hôpital. Soad est devenue livide et n’a plus pu rien avaler. Nous avons aussitôt repris le chemin de l’aéroport et, à 14 heures, après avoir réussi à faire modifier son billet, elle repartait pour Cuba. A 16 heures, alors que son avion n’avait pas encore atterri à La Havane, j’ai reçu un coup de fil d’Olivier, notre ami et voisin suisse de Miramar, m’informant qu’Huguette venait de mourir, après sa crise cardiaque.
En France, il était déjà 22 heures passé. J’ai essayé de joindre Kamal, l’unique frère de Soad, pour lui apprendre la funeste nouvelle. Sa ligne téléphonique de Bagneux sonnait constamment occupée ! En désespoir de cause, j’ai fini par appeler notre amie Renée Camhi à Boulogne-Billancourt. C’est elle qui s’est déplacée en voiture, aux environs de minuit, pour aller annoncer à Kamal que sa mère n’était plus de ce monde. C’est là que Kamal a constaté piteusement que le combiné de son téléphone avait été mal raccroché.
Je suis bien parti à Paris. J’étais donc présent lors de l’incinération de René Verny, au cimetière du Père Lachaise, le 11 septembre 2001. Le hasard a voulu qu’Huguette soit incinérée à La Havane ce même 11 septembre 2001 qui est aussi la date d’un autre événement tragique que nous nous apprêtons à commémorer dans le monde entier : celle de la destruction des tours jumelles du World Trade Center par deux avions de ligne que pilotaient des commandos terroristes.
Je veux donc me souvenir d’Huguette, notre bonne Guéguette, en ce 6 septembre. Je veux me souvenir d’elle comme je veux me souvenir de tous mes morts. En faisant ce devoir de mémoire, au-delà de toutes ces morts, je veux juste être un passeur de vies.
Plaisir, 6 septembre 2021
1. Le Service de Coopération Technique Internationale de Police où j’ai oeuvré, pendant dix-huit années ininterrompues, jusqu’à la retraite.