Nous ne veillons plus nos morts !
Signe des temps modernes, nous ne veillons plus nos morts. La mort est devenue quelque chose qui dérange notre quotidien au lieu d’en faire intimement partie. Alors, on choisit de l’occulter, de la cacher, de l’expédier volti subito comme on le ferait d’une chose honteuse.
Sitôt le proche décédé, sa dépouille est transportée à la morgue afin d’y être apprêtée pour les funérailles. Même si les visites au funérarium sont autorisées, elles se déroulent dans des petits salons impersonnels et aseptisés où le préposé vous amène le macchabée sur une civière, simplement recouvert d’un drap blanc, ou déjà paré de ses beaux atours dans son beau cercueil tout neuf. L’atmosphère est glaciale, tout comme le défunt que l’on vient d’extirper de son caisson réfrigéré pour la circonstance, et qui y retournera dès la fin de la visite ; tout rappelle déjà le froid humide du caveau.
Depuis bientôt quarante ans que je vis en France, je n’ai vu qu’une seule fois un mort veillé en son domicile par les siens. C’était l’an dernier, à Aigues-Mortes. Michel, le cousin germain de Soad, venait de succomber d’un cancer. Sa femme, qui ne voulait précisément pas que lui soient volés ces derniers instants, a obtenu du service des pompes funèbres que son corps soit préparé et ramené à la maison. La dépouille de Michel a été exposée dans leur chambre à coucher. Deux jours durant, les proches et les amis ont pu venir se recueillir devant elle, au milieu du bruit des petits-enfants qui allaient et venaient librement, des conversations échangées par les adultes, des repas pris ensemble. Le cercueil de Michel est parti de chez lui pour l’église toute proche, puis de l’église pour le cimetière, suivi à pied par la foule des intimes et autres connaissances. Le mort était parmi les siens !
A l’opposé, j’ai été souvent convié à des veillées funèbres en Jamaïque et en Centrafrique. Pour le coup, sans jeu de mots, les choses se passaient en grande pompe : il y avait à boire et à manger ! En Jamaïque, les funérailles étaient véritablement prétexte à des bacchanales dantesques, au son de musiques endiablées capables de vous réveiller… un mort. En Centrafrique où ces mêmes funérailles pouvaient durer plusieurs jours en fonction des moyens financiers de la famille, la presse locale rapportait régulièrement que les places mortuaires devenaient le lieu de rendez-vous galants et de débauches en tous genres. Dans ces veillées funèbres, on trouve résumés en fait tous les ingrédients de la comédie : on pleure, on rit, on séduit, on boit, on mange, on raconte des blagues et, bien sûr, on parle du mort et de la Mort. Mais le mort n’est jamais seul : jusqu’à la mise en bière, il est parmi les siens !
En conclusion, tout comme mon maître Brassens, je regrette sincèrement les funérailles d’antan :
« Jadis les parents des morts vous mettaient dans le bain
De bonne grâce ils en f’saient profiter les copains
Y a un mort à la maison si le coeur vous en dit
Venez l’pleurer avec nous sur le coup de midi…»
Nous ne veillons plus nos morts !
Plaisir, 9 octobre 2013