Ma liberté
Thiès… années 1966-1967 ! Je venais d’avoir treize ans et nous allions quelquefois passer le dimanche après-midi dans cette ville de garnison où travaillait Todile (1). Je me demande toujours comment nous faisions pour nous entasser à huit ou neuf dans la Peugeot 203 vert d’eau de René (2). Chez Todile, les parents discutaient religion ou politique en prenant le café et chacun des enfants était un peu livré à lui-même. Luc et Anne, plus petits, jouaient dans la grande cour sous le regard bienveillant du boy. Les plus grands lisaient, perdus dans les nombreuses pièces de la grande demeure. Moi, je ne décollais pas du petit phono situé dans le bureau de Todile, tout près de l’entrée. J’y écoutais des disques vinyle à satiété, principalement des 45 et des 33 tours de bonne musique française. C’est là que j’ai découvert un jour « Ma liberté », paroles et musique de Georges Moustaki, interprétée par Serge Reggiani. Je suis resté scotché ! Cette chanson me parlait et me laissait entrevoir, quoique de façon encore confuse, ce que allait être ma vie. Aujourd’hui que je vais sur mes soixante ans, je peux mieux comprendre pourquoi, en me livrant à une analyse détaillée et comparative du texte.
Ma liberté
Longtemps je t’ai gardée
Comme une perle rare.
Ma liberté,
C’est toi qui m’as aidé
À larguer les amarres,
On allait n’importe où
On allait jusqu’au bout
Des chemins de fortune,
On cueillait en rêvant
Une rose des vents
Sur un rayon de lune !
Les deux premières strophes me font penser au gamin que j’ai été. Je me revois, n’ayant pas encore sept ans, m’enfuyant de Ouidah de chez mon oncle maternel à qui l’on m’avait confié, pour tenter de rejoindre à pied la maison de mes parents à Cotonou. Inconscience de l’enfance qui ne s’effrayait nullement des quarante kilomètres qui séparaient pourtant les deux villes ! Inconscience d’autant plus redoutable que mes parents travaillaient alors tous deux à Douala, au Cameroun et, compte tenu des moyens de transmission de l’époque, ne pouvaient être joignables dans l’immédiat. Mon besoin de liberté m’a pourtant fait gagner cette première manche. C’est certainement en cette circonstance que j’ai appris à avaler, sans peur, les kilomètres… jusqu’au Paris-Mantes que je m’apprête encore à affronter, pour la neuvième fois, vers la fin du mois de janvier prochain.
Ma liberté
Devant tes volontés
Ma vie était soumise
Ma liberté,
Je t’avais tout prêté
Ma dernière chemise
Et combien j’ai souffert
Pour pouvoir satisfaire
Toutes tes exigences !
J’ai changé de pays,
J’ai perdu mes amis
Pour gagner ta confiance !
Les deux strophes suivantes me renvoient à la décision prise, à 19 ans, de me mettre à enseigner pour venir en aide à ma mère et à ma nombreuse fratrie, après le départ définitif de notre père au Bénin. Malgré un bac obtenu à 17 ans, c’était mettre ainsi mes propres études entre parenthèses ; mais je n’ai pas hésité et j’ai assumé cette décision, deux ans durant, jusqu’à mon départ en France. Cette fois-ci, je ne changeais plus simplement de pays : je changeais complètement de continent.
Toujours épris de liberté, j’aurai à découvrir d’autres continents de par le vaste monde, en particulier l’Amérique Latine, dont la seule évocation du nom m’avait toujours fait rêver. Mais, comme le dit si bien le poète (3) :
« Partir, c’est mourir un peu,
C’est mourir à ce qu’on aime :
On laisse un peu de soi-même
En toute heure et dans tout lieu. »
Et je reviens à mon texte initial, avec les deux strophes suivantes, pour poursuivre ma démonstration :
Ma liberté,
Tu as su désarmer
Mes moindres habitudes
Ma liberté,
Toi qui m’as fait aimer
Même la solitude.
Toi qui m’as fait sourire
Quand je voyais finir une belle aventure,
Toi qui m’as protégé
Quand j’allais me cacher
Pour soigner mes blessures !
Après le drame de mes propres parents, je n’aurais jamais pensé un jour que j’aurais pu me séparer de la femme que j’avais épousée vingt-deux ans plus tôt et des deux enfants qu’elle m’avait donnés. Et pourtant je l’ai fait… précisément par souci de liberté. Le désenchantement d’eux m’est tombé brutalement dessus, comme un coup de massue, il y a quinze ans précisément. C’est là que j’ai réalisé qu’il fallait que je parte pour me survivre à moi-même, même s’il m’a fallu quitter pour cela le confort d’une grande maison pour la rusticité d’un studio. Aujourd’hui que je me fais vieux, ma base de repli, c’est ma maison de Pont-Croix ; c’est là que je me réfugie lorsque j’ai besoin de refaire le point ; c’est là que je recharge mes batteries au grand air breton.
Dans toutes mes errances, je ne peux manquer pourtant de voir la main de Dieu. Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? Et pour quelle fin ? Lui seul le sait ! Et moi qui me proclame un homme épris de liberté, c’est le seul à qui je choisis de remettre ma destinée.
Ma liberté,
Pourtant je t’ai quittée
Une nuit de décembre.
J’ai déserté
Les chemins écartés
Que nous suivions ensemble.
Lorsque, sans me méfier,
Les pieds et poings liés
Je me suis laissé faire,
Et je t’ai trahi
Pour une prison d’amour
Et sa belle geôlière !
Et je t’ai trahi
Pour une prison d’amour
Et sa belle geôlière !
Si j’ai longtemps cru à la magie de ces dernières strophes, mûri par l’expérience et l’âge, je ne pense résolument plus la même chose aujourd’hui. L’amour, si beau soit-il, ne doit pas être une prison. Chacun des deux partenaires doit y garder sa part de liberté pour continuer à animer la flamme, sinon elle se meurt, tant il est vrai que « Aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction » (4).
Bonnes fêtes de fin d’année !
Plaisir, 23 décembre 2012
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(1) Todile pour Tante Odile (cf. dans mes correspondances celle du 13 juin 2008 intitulé « Voyage au bout de ta nuit » D.1.4).
(2) René Verny, mon père adoptif, grand-frère de Todile, décédé en 2001 à l’âge de 75 ans.
(3) Edmond Haraucourt, né à Bourmont dans la Haute-Marne le 18 octobre 1856 et mort à Paris le 17 novembre 1941, est un poète et romancier français, également compositeur, parolier, journaliste, auteur dramatique et conservateur de musée.
(4) Citation bien connue d’Antoine de Saint-Exupéry.